Freudisme et psychologie du consommateur | La prédominance du « principe d’évitement du déplaisir » dans l’acte d’achat

Romain Cally
Docteur en Sciences de Gestion | Psychologie du consommateur
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Selon Jacques Séguéla (1988), la publicité « doit effacer l’ennui de l’achat quotidien en habillant de rêve des produits qui, sans elle, ne seraient que ce qu’ils sont. […] En tout consommateur, il y a un poète qui sommeille. C’est lui que la publicité doit éveiller ». Au-delà du fait d’inciter un individu à acheter, une des principales visées de la publicité est de faire rêver le client. En effet, porteur d’émotions, le rêve a plus de chances d’affecter l’individu et donc, de déclencher une (ré)action chez ce dernier.

Il est nécessaire de rappeler que la publicité n’intervient pas au niveau des besoins, mais au niveau des marques. Elle cherche à séduire l’acheteur, à susciter ou attiser en lui, un désir. Mais pour qu’il y ait un désir, comme le dit le philosophe Jean-Paul Sartre, il faut généralement qu’il y ait un manque. Aussi, la « publicité vend du rêve », car elle tente précisément de convaincre le consommateur que la marque promue pourra combler ce manque. Par exemple, le joueur invétéré qui dépense son salaire dans des jeux d’argent et de hasard, poursuit un rêve, celui de devenir riche. Cette femme qui se ruine en achat de marques de produits cosmétiques renommées, poursuit également un rêve, celui de « rester jeune ». Cet étudiant qui prend des cours payants de programmation informatique, poursuit lui aussi un rêve, celui de devenir le prochain Mark Zuckerberg, etc.

L’opposé au rêve est la réalité, souvent décrite comme brutale, implacable, sans artifice et sans « magie ». Le rêve et la réalité sont des notions antinomiques. Une antinomie racontée avec lyrisme par Guy de Maupassant, quand il écrit : « Je n’aime que le rêve. Lui seul est bon, lui seul est doux. La réalité implacable me conduirait au suicide si le rêve ne me permettait d’attendre ». D’un côté, le rêve est décrit comme une échappatoire hors de la réalité. De l’autre côté, la réalité parce qu’elle nous est imposée par le monde extérieur, inclément, se sépare indiscutablement de l’illusion, de l’imaginaire et donc, à fortiori, du rêve.

C’est précisément sur cette opposition « rêve – réalité » que se façonne, entre autres, certaines stratégies publicitaires.

Le « principe de plaisir » en psychanalyse

La relation « rêve – réalité » fait écho en psychanalyse, au « principe de plaisir » et au « principe de réalité ». Deux principes qui, selon Sigmund Freud, régissent le fonctionnement psychique.

KIdq6r En psychanalyse, le « principe de plaisir » gouverne le psychisme. Ce principe a pour but de poursuivre la satisfaction des pulsions provenant de l’inconscient. Toutefois, Freud ne définit pas ce principe comme un modèle du plaisir qui serait atteint en comblant un manque ou un vide, mais plutôt comme un équilibre. En fait, les stimuli qui exigent satisfaction génèrent un état déplaisant de tension psychique. C’est précisément, la suppression ou l’atténuation de cette tension qui devient plaisante. Comme il l’écrit lui-même, « la sensation de déplaisir a affaire avec un accroissement du stimulus, la sensation de plaisir avec un abaissement de celui-ci » (1915). Autrement dit, pour le fondateur de la psychanalyse, le principe de plaisir est donc davantage un principe « d’évitement du déplaisir », plutôt qu’une nécessité absolue de jouissance.

Pour bien poser ce principe, dès 1923, Freud postule que le psychisme humain est constitué de trois instances : le « Ça », le « Moi » et le « Surmoi ». Ces trois instances seraient en constante et perpétuelle opposition et détermineraient, à eux trois, l’équilibre psychique d’un individu (voir schéma)..

D’une manière succincte :

  • Le « Ça », instance inconsciente, représente le siège des désirs et des pulsions refoulées. Il est gouverné par le « principe de plaisir » et ignore les jugements de valeurs, la morale, le Bien ou le Mal. Il pousse à la jouissance, défiant les interdits, le défendu, ou encore le tabou.

  • Le « Moi » est une instance consciente de notre psychisme et dépend de la réalité extérieure, du « Ça » et du « Surmoi ». Il joue un rôle de médiateur et de régulateur. Il est gouverné par le « principe de réalité ». En fait, il est d’une certaine façon son « porte-parole psychique », recherchant la satisfaction tout en tenant compte des contraintes et impératifs imposés par la réalité extérieure.

  • Enfin, le « Surmoi » est une instance inconsciente, une sorte de juge intraitable et censeur du « Moi ». Il est consolidé par les exigences sociales et culturelles. On a souvent tendance à l’associer exagérément avec la conscience morale, alors qu’il n’est pas uniquement cela (le « Surmoi » est une instance inconsciente, la conscience morale ne peut donc représenter qu’une portion de ce dernier, celle qui effleure précisément la conscience).

Le principe de « d’évitement du déplaisir » dans l’acte d’achat

Appliqué au marketing, « Le principe d’évitement du déplaisir », va surtout consister pour les marketers, à mettre en œuvre un mécanisme publicitaire visant à réduire ou éviter le déplaisir que procure l’acte d’achat d’une marque (de produit ou de service) au consommateur. Avec comme objectif prééminent, que l’objet promu soit acheté. En fait, on pourrait dire, qu’est plaisant psychiquement l’acte d’achat qui n’est pas déplaisant.

Dans la pensée freudienne, le « principe de plaisir » oriente l’individu vers la recherche d’une satisfaction par les chemins et moyens les plus courts, alors que le « principe de réalité » vient réguler cette recherche et le dirige dans des voies plus longues, en adéquation avec la réalité extérieure. En raisonnant par analogie, on peut donc dire que lorsqu’un prospect adapte son comportement d’achat aux contraintes de la réalité, cela consiste souvent à :

  • Renoncer à un plaisir immédiat et donc à différer son achat. Le consommateur, faute d’argent, doit patienter et choisir le moment opportun pour effectuer l’achat en question. Cette temporisation dans l’acte d’achat est précisément source de déplaisir pour celui-ci. Mais les publicitaires, ne veulent pas que le prospect remette à plus tard son acquisition (comportement de procrastination). Pour cela, ils peuvent user d’une stratégie qui a déjà fait ses preuves : la stratégie du paiement différé et/ou fractionné.

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Qui n’a pas déjà vu ce message publicitaire : « Achetez maintenant et payez plus tard », cette stratégie créée un « effet d’immédiateté » qui peut stimuler l’acte d’achat. L’acheteur souhaite que son désir d’achat soit satisfait rapidement, si on lui donne cette possibilité, il ne va pas tergiverser.

Ainsi, sans chercher à faire de la psychologie de comptoir, on pourrait dire que le « principe d’évitement du déplaisir » dans l’acte d’achat est mis en avant tandis que le « principe de réalité » est repoussé à plus loin dans le temps.

  • Renoncer au plaisir total d’un objet pour se satisfaire d’une partie. En règle générale, les acheteurs n’aiment pas se satisfaire d’une offre perçue comme « partielle », source de déplaisir dans l’acte d’achat. Ces derniers vont donc rechercher une complétude de l’offre. Les marketers le savent très bien, et pour éviter cet éventuel déplaisir chez l’acheteur, ils vont compléter leur offre de produit tout en proposant un prix promotionnel attractif (sous conditions).

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Prenons l’exemple du slogan publicitaire pour « seulement 1€ de plus », concernant la vente de paires de lunettes de vue et de soleil. Cette stratégie répond à la question : pourquoi se contenter que d’une seule paire de lunette? quand on peut avoir la paire d’optique et de solaire ? Avec cette stratégie, les marketers proposent une offre complète de produit, où le client n’a pas à choisir entre deux options. Cette complétude de l’offre, permet de concilier le « principe d’évitement du déplaisir » et le « principe de réalité » et, dans certaines situations, cela peut inciter à l’achat.

  • Renoncer à un produit au profit d’un autre (souvent moins coûteux). Un client peut percevoir une marque ou une offre de produit/service comme trop couteuse pour lui, ce qui fait naître alors une frustration, source de déplaisir. La conséquence peut être fâcheuse pour le vendeur, car le client peut renoncer à son produit pour un produit de substitution, voire de compensation.

Les marketers doivent absolument éviter une telle situation pour leurs marques. Pour cela, ils peuvent proposer une offre promotionnelle décisive et limitée dans le temps. Une offre suffisamment intéressante pour réduire le déplaisir dans l’acte d’achat et convaincre les prospects. C’est une stratégie promotionnelle un peu similaire à celle présentée précédemment : c’est la tactique du « achetez un produit, le deuxième à moitié prix ».

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Imaginons un individu qui souhaite faire une croisière en amoureux avec sa compagne pour les vacances. Cependant, le prix pour deux passagers est trop élevé et dépasse le budget prévu (principe de réalité). En conséquence, l’acheteur peut abandonner l’idée de la croisière et s’orienter vers un autre type de voyage. Pour éviter une telle situation et respecter le « principe d’évitement du déplaisir », les publicitaires vont proposer l’offre promotionnelle « le deuxième passager à moitié prix ». Cette stratégie va permettre à l’acheteur de ne pas renoncer à sa première option et d’assouvir immédiatement son désir d’achat.

  • Renoncer à être exigeant et accepter de faire des concessions. Comme dit la formule, « le client est Roi ». Il est donc par nature, exigeant, ou du moins, il a certaines attentes lorsqu’il achète une marque de produit. Des attentes que doivent combler la publicité, au risque de générer de la frustration et donc, d’augmenter le déplaisir.

Pour respecter le « principe d’évitement du déplaisir », la stratégie marketing va consister à jouer précisément sur l’exigence présumée du prospect et à l’utiliser comme un argument de vente. Le but marketing, n’est pas de satisfaire toutes les attentes du client, mais simplement de lui donner l’impression que c’est le cas. C’est une tactique commerciale utilisée fréquemment dans des publicités pour le Service après-vente (SAV) d’une marque, en listant de manière ostentatoire plusieurs points forts et avantages de leur entreprise.

Avec ce genre de publicités, c’est un peu comme si les marketers disaient aux futurs clients : « Vous avez le droit d’être exigeant. Nous vous comprenons. Voici une offre de produit qui respecte votre exigence et à un prix juste. Il n’y a plus à hésiter ! ». L’évitement du déplaisir dans l’acte d’achat est ainsi minimisé, car l’offre est cohérente avec l’exigence supposée du potentiel client.

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En conclusion, bien qu’un simple coup d’œil suffise pour apercevoir le message d’une publicité, déclencher un acte d’achat n’en demeure pas moins une affaire hautement difficile et complexe. Pour mener à bien cette entreprise, les marketers cherchent à mieux comprendre la psychologie des consommateurs. Au vu des exemples présentés dans cet article, il semble vraisemblable de penser que certains professionnels du marketing peuvent s’inspirer des théories freudiennes lorsqu’ils doivent élaborer une communication commerciale impactante et efficace.

Références bibliographiques

FREUD, S. (1915) : Les pulsions et destins des pulsions.
FREUD, S. (1920) : Au-delà du principe de plaisir.
GUY DE MAUPASSANT (1883) : « L’orient », texte publié dans le journal Le Gaulois, 13 septembre 1883.
SARTRE, J.-P. (1943) : L’être et le néant. Paris : Gallimard.
SÉGUÉLA. J. (1982) : Hollywood lave plus blanc. Paris : Flammarion.