Attila József, ou une lucidité désespérée

Rafael Ojeda

Il y a cent ans naquit Attila József, poète dont la vie reproduit la période la plus douloureuse et morne de l’histoire hongroise. C’est peut-être pour cela que c’est encore une énigme pour savoir comment la fatalité, l’abandon et la non protection ont pu nous laisser de si beaux vers qui coulent dans ce transit spectral d’Eros, de Pathos et de Thanatos, mais pas comme symptomatologies freudiennes mais comme un plan essentiel sur lequel tout, jusqu’au plus amer, acquiert d’inusitées touches de douceur.

Une sorte de Modigliani de la poésie, un Maiakovski sombre ou encore un Villon engagé et défenseur de causes perdues, vers lequel convergent exacerbés la ferveur politique, les pulsions de création et de mort. Où les stigmas de la première grande guerre, la pauvreté et la menace du fascisme, marqueraient son œuvre et bref destin personnel comme le plus sensible symbole de sa génération tragique, dans une Europe qui allait devenir folle très rapidement. Et dont sa précocité le mènerait à publier ses premiers poèmes dans le principal magazine littéraire de la Hongrie : Nyugat (Occident), quand il avait seulement 16 ans.

Mais, parler de précocité dans la poésie  nous rapporte à l’ irrévérente et géniale figure d’Arthur Rimbaud, la cohorte symboliste et la Commune de Paris, en nous faisant oublier d’autres comme Thomas Chatterton, cet enfant anglais qui à 16 ans avait écrit les poèmes de Rowley, en les faisant passer  pour des manuscrits du XV siècle, et qui, répudié après la découverte de sa tromperie, fut trainé par tous de la misère au suicide quand il avait seulement 18 ans, en écrivant dans son poème Mes adieux : « Adieu, Bristol, immonde cité de briques./Amants de la richesse, adorateurs  de la tromperie, / Vous avez refusé à coups de pieds l’enfant qui  divulgua / de vieilles accusations, / Et qui pour vouloir apprendre paya de sa célébrité vide » (…) « Ne permets pas que je me trompe. / Ait miséricorde, Ciel, quand je cesserais de vivre. / Et pardonnez-moi ce dernier acte de misère ».

Depuis qu’il était enfant Attila donna  des signes d’une intelligence inusitée. A 12 ans déjà il avait écrit ses premiers poèmes, et malgré la pauvreté, l’infortune et les perturbations de la puberté, qui avaient atteint son esprit jusqu’au point d’essayer de s’ôter la vie à plusieurs reprises, il fut un étudiant brillant. Dans son Curriculum vitae, écrit en février 1937 à l’intention d’une banque  à laquelle il demanda du travail, il écrit : « A la fin de la sixième année j’ai abandonné le lycée et l’internat car, dans mon isolement je me sentais désœuvré, je n’étudiais pas, étant donné que je savais la leçon aussitôt que le professeur l’expliquait », il avait réussit l’examen de la septième et huitième année dès la première fois, finissant ainsi sa scolarité rapidement.

Il fut appelé  le poète prolétaire. Il naquit le 11 avril 1905, dans une banlieue ouvrière et misérable de Budapest, Ferencváros, lieu où il  volait du bois et du charbon dans la station  de train pour se réchauffer et sauver du froid sa mère et ses deux  sœurs, quand il était petit. Son père, un savonneur moitié roumain moitié székely —habitant de Transylvanie, de culture hongroise—, il a abandonné sa famille quand József avait à peine trois ans. Celui-ci fut déclaré orphelin par  la sécurité sociale, qui l’a envoyé à Öcqsöd, petit village des plaines de la Hongrie où il fut élevé par des paysans et il a dû travailler en gardant des cochons —comme faisaient les enfants pauvres de la campagne pour survivre—  jusqu’à 7 ans ; âge auquel sa maman Borbala Pöcze arrive à la ville pour le sauver et l’amener à Budapest faire ses études.

Borbála faisait des travaux domestiques pour entretenir ses enfants, mais la pauvreté et l’horrible « millepattes » du cancer lui dévora le ventre et  l’emporta à Noël 1919.  « Ma mère était menue et mourut tôt / parce que toutes les lavandières meurent tôt / la charge fait trembler leurs jambes / et elles ont mal à la tête de repasser » (…) « A force de laver son dos s’est tordue / je ne savais pas qu’elle était si jeune / dans son rêve elle portait un tablier propre ». Cette fois l’asile d’orphelins choisit son beau frère comme tuteur. Plus tard il dut partir à la ville de Makó, où il put obtenir une place gratuite  pour étudier. Il avait 17 ans quand son premier livre parut, Le mendiant de la beauté, « on me considéra comme un enfant prodige cependant, je n’étais qu’un orphelin », écrit-il dans son Curriculum vitae.

Mais lui, orthodoxe de religion, fut persécuté et accusé de blasphème contre Dieu dans un poème. Le Tribunal Suprême l’acquitta, mais ceci n’a pas pu empêcher que les vers de Cœur Pur écrits à 17 ans réveillent la haine d’un professeur de lycée envers lui qui lui affirma que tant qu’il serait en vie, il ne deviendrait pas professeur de lycée : « à un homme qui écrit de telles choses on ne peut pas lui confier l’éducation de générations futures ». Alors Attila fut expulsé de l’Université de Szeged, mais, malgré ceci, le public acclama le poème, en le considérant comme une sorte de manifeste de la génération  post guerre en Europe Centrale. Le critique Pál Ignotus  —fils du fondateur de Nyugat, magasine forgeur de la nouvelle littérature magyar autour des emblématiques Ady, Babist et Kassák—, le présenta plus tard comme un modèle de la nouvelle poésie.

Le poème en version d’Alberto Bixio, traducteur de l’Autobiographie de Koestler ici citée, prie : « Je n’ai pas de Dieu, je n’ai pas de roi  / ma mère ne porta jamais de bague, / je n’ai pas de chaumière ni de lieu où mourir, / je ne donne  pas de baisés je n’ai pas d’amant. // Pendant trois jours j’ai mâché mon pouce / à défaut d’un quignon de pain. / Bien que j’ai 20ans et que je suis fort et en bonne santé, /  mes vingt ans sont à la vente // Si personne ne veut les acheter, / le diable à le droit de faire son offre : / alors, en faisant usage de mon bon sens, / je volerai et tuerai innocemment. // Jusqu’à qu’ils me pendent en haut d’une corde, et m’étende dans la terre bénite…, / Et que des herbes empoisonnées poussent / de mon cœur simple et pur ». Même pas  dans ses visions les plus noires et apocalyptiques, Attila ne sacrifie ni la fraîcheur ni la pureté ni le lyrisme sauvage caractéristiques de certains de ses poèmes : « L’oppression, comme une bande de vautours, / converti les cœurs en charogne ; / et la misère glisse par tout sur le globe, comme la salive sur le visage d’un idiot ». Il y a aussi quelque chose de sensible dans l’épouvantable rhétorique des vers de Ce n’est pas moi qui cri : « Attention ! Attention ! Le diable est devenu fou ! / Caches-toi dans les fonds propres des sources, fonds-toi dans le cristal de la fenêtre, / caches-toi derrière les feux des diamants, / sous les pierres, parmi les insectes, / caches-toi dans le pain tout juste sortie du four. / Oh, Toi, mon pauvre. / Avec la fraîche averse filtre-toi dans la terre. / En vain enfonces-tu ton visage en toi-même, tu ne pourras le laver que dans un autre visage… ».

Mais , derrière toute cette violence prophétique présente dans ses plus grands textes de jeunesse il y a un vide ontologique qui le guette, un désarroi qui devient de plus en plus aigu au cours des années, et qui se concrétise dans l’image glaciale des vers de Sans espoir : « Mon cœur assis sur la branche du néant / son petit corps s’ébranle silencieux » ; dans l’évocation existentielle de Resurgit dans le courant : « Fais-moi peur mon Dieu, / J’ai besoin de ta colère. / Resurgis dans le courant, / que le cours du néant ne te traîne pas » ou dans le ton lyrique de Peut-être disparaîtrai-je bientôt : « Peut-être comme la trace dans le bois de la bête / disparaîtrai-je un jour / Et mes processions partiront-t-elles en fumée / avec le vent ».

A partir de 1925, année dans laquelle paraît son deuxième livre, Ce n’est pas moi qui cri, malgré sa misère et ses constantes failles de santé- bien que la pauvreté l’accompagne tout au long de sa vie-, Attila voyage à Vienne, où il étudie, vend des journaux et fait le ménage dans une académie hongroise de la ville, pour subsister. Après il deviendra professeur particulier et, grâce à une bourse financée par un baron Mécène des lettres hongroises, il partira pour Paris, où il étudiera à la Sorbonne, et connaitra, entre autres, Tristan Tzara. Après ceci il retournera à Budapest afin d’y étudier à l’université mais il évitera les examens de professorat en raison de la menace du professeur qu’on l’empêcherait de faire sa carrière dans  l’enseignement. En 1929 il publie Je n’ai ni père ni mère, c’est un volume de traces surréalistes héritées de sa récente expérience parisienne.

Arthur Kiestler qui l’a connu,   avec Andor Németh, quand  Attila avait 27 ans et   vit en lui un intellectuelle passionné  pour  discuter inlassablement jusqu’à trois ou quatre heures du matin, « un parfait acrobate de la dialectique » qui sans cesse fuyait de la poésie vers le mental et du mental vers la poésie, le décrit ainsi dans son Autobiographie : «  visage allongé, de front large, des yeux sereins et bruns et des traits réguliers et tranquilles (…) dans son aspect serein rien ne signalait qu’il avait passé plusieurs mois dans un asile de fous, malade de désillusion et qui allait vers une fin tragique ». (…) « A vraie dire, à l’époque où nous étions amis il était un homme parfaitement normal, excepté ses remarques intellectuelles. Parmi ces dernières   celles qui dominaient étaient : la psychanalyse et la dialectique hegelianomarxiste ». Il croyait que ce qui conférait  du caractère à la dernière poésie  de József, était cette miraculeuse conjonction de l’intellectuelle et du mélancolique : « …ses  poèmes, les plus complexes et cérébraux, ses poèmes marxistes et freudiens, résonnent comme des chansons folkloriques et parfois même  comme des berceuses ; « l’idéologie est complètement dissoute dans la musique. Le rythme d’Attila se traduit presque toujours par un chant ».

Sa production poétique intense mais inégale, c’est une concrétion d’influences surréalistes, expressionnistes, de balades du folklore hongrois, et d’une esthétique ouvrière distante du réalisme socialiste d’actualité à son époque. Son style presque autobiographique, intimiste et politiquement engagé, repose sur une affligeante et douce originalité  qui le fait se distinguer de ses contemporains. C’est-à-dire, dans ce talent de faire de l’effrayant des images  sublimes, il enveloppe  ce qui n’est pas  éminent, le quotidien, par des fortes doses de tendresse. Quelque chose qui assume des niveaux paradigmatiques dans les vers suivants : « Belle est la nuit. Elle dort tranquille, doucement. / Mes voisins se couchent. / Les  poseurs de pavés marchèrent à pas lent. / Loin la pierre résonnait pure, / et le marteau / et ma rue, / et maintenant il y a ce silence / Cela fait longtemps que je ne te vois pas. // Tes bras travailleurs sont si frais / comme ce fleuve du grand silence / qui ne murmure pas et s’éloigne lentement, / si lentement qu’à ses côtés s’endorment les arbres, / et après les poissons / et moi je reste seul, seul. // Je suis fatigué de travailler autant, / Moi aussi  je vais dormir. / Dors tranquille, doucement. / Surement es-tu triste, / et ce pourquoi je suis triste aussi. // Il y a  du silence. / Maintenant les fleurs ne pardonnent pas ».

Il n’est pas non plus resté indifférent aux malheurs   d’autres peuples. Pendant un certain temps il a travaillé dans la traduction d’une comédie de Lope Vega,  qui resta inachevée, mais sa poésie, comme celle de beaucoup d’autres poètes de sa génération,  eut des résonnances de la Guerre Civile Espagnole, directement dans les vers d’Epitaphe d’un laboureur espagnol, qui disent, d’après les mots de Fayard Jamís : « Franco, le général, m’enrôla, brave soldat, dans ses files. / Je craignis être fusillé. Il n’était pas possible de fuir. / J’ai craint : je  luttai avec lui contre la liberté ; contre le droit / derrière les murs d’Irun. Et de cette manière la mort me trouva ».

A son apparition en 1931, A bas le capitalisme, ne te plains pas, le livre est censuré en raison  de son caractère politique. Attila prit une part active à  l’effervescente et  révolutionnaire politique qui parcourrait l’Europe de son temps, ce qui fit que lui, lecteur de Freud et Marx —bien que Koestler dit qu’Attila mourut victime des deux—,   s’affilia au clandestin parti communiste hongrois, d’où il fut expulsé à cause de la faction sectaire de celui-ci en 1933 qui qualifia de  dangereux  son penchant trotskiste. Tandis que lui, un socialiste pur qui détestait « celui de Staline avec la passion d’un jacobin », un révolutionnaire au cœur brisé et encore plus meurtri par la misère de sa patrie et la menace mondiale du fascisme, ne s’éloignait pas émotionnellement de ses anciens camarades : « A bas le capitalisme  / Viande et pouvoir aux ouvriers ! ». « Ils s’agitent les empires capitalistes, / grincent ses canines qui déchirent le monde ». « Vas-y poésie, participe à la lutte de classes ! / Tu grandiras avec  la masse ! ».

Dans une Anthologie de la poésie hongroise, publiée en 1981, Éva Tóth, à partir d’ une lecture imprégnée de visions idéologiques et dissonante avec la canonisation post mortem que les communistes hongrois firent de lui ;  le présente comme représentant de rang mondial de la nouvelle classe ouvrière : « József parcourt donc, l’escale intégrale de la « misère nationale », la faim et la  schizophrénie (…) les conflits et frustrations de fond individuel et social, sont analysés par lui dans des poèmes tellement musicaux que parfois ils présentent la simplicité d’une chanson populaire. Sa poésie d’amour est unique et  nouvelle due à la pureté himnique et la détermination biologique et sociale », avec cette conclusion en extrême déterministe, Éva identifie dans sa malheureuse vie, la genèse de l’œuvre géniale de József et sa poétique « qui mobilise comme des consignes combatives, comme une chorale de récitateurs ouvriers, et le mènent à élaborer des synthèses socio-historiques qui l’élèvent  au sommet de la poésie philosophique hongroise ».

Cependant, de son vivant, il fut mal compris par ses camarades de parti, qui critiquaient sa poésie par son pessimisme et pour être d’une insuffisante agitation, étant peu à peu mis de côté et marginalisé, étant aussi exclu de la délégation hongroise qui assista au Congrès d’Ecrivains Soviétiques en 1935, qui a eu lieu à Moscou, où le poète Gyula Illyés assista à sa place. Ses derniers livres sont Nuit de faubourg (1932), Dance de l’ours (1934) et Cela fait mal (1936). Et pour cela Attila avait déjà coupé avec les gens de Nyugat. Il est probable que l’extraordinaire  beauté de sa dernière poésie soit surgit de la recherche du salut dans la parole , qu’à la fin lui fut insuffisante, et qui dut à la morbidité qui régnât autour de sa fin tragique, de nombreux critiques ont une prédilection pour cette période dans laquelle ils découvrent  une complexité symbolique épurée et une intensité inédite jusqu’alors chez József et dans la poésie contemporaine, dans cette symbiose de l’intellectuel et du lyrique, de l’idéologique et de l’affectueux. Mais, je pourrai dire qu’il ne cherchait pas de rédemption contre cela dans la poésie mais dans la vie réelle. Ce pourquoi, pour rendre le sujet moins dramatique, il écrit : « Oui je suis poète, mais en quoi peut-elle m’intéresser la poésie en elle-même ? Cela ne serait pas aussi beau si l’étoile de la rivière nocturne montait au ciel… ».

Le volume de publication  posthume, Flora mon amour, de lettres et poèmes qu’il écrivit  pendant ses derniers mois de vie, et le texte sur la maladie d’ Attila que  son neurologue Robert Bak publia en 1937 à Sxép Szó (Argument) —magazine littéraire de tendance radicale et gauchiste, fondé en 1936, dans lequel József travailla comme rédacteur pendant cette époque-là—, présente quelques indices pour ceux qui veulent faire des recherches et rassasier leur curiosités avec une obsession nécrophilique, autour des évidences psychologiques qui expliquent le pourquoi de sa décision fatale. Dans un des poèmes écrits quand il se démène encore avec la psychanalyse, pour ne pas tomber dans la folie, s’affiche clairement ce dont parle l’auteur de Le zéro et l’infini, comme une nouvelle branche de la poésie créée par Attila : la chanson populaire de contenu freudien, Le péché : «  Il semble que je suis un lugubre pécheur, / mais grâce à toi, je me sens bien. / Cependant, il m’inquiète de savoir pourquoi / ce pécheur étant à moi, il m’élude (…) Je vous dis donc : une fois j’ai tué un homme, / c’était mon père, selon ce que je crois. / Devant mes yeux coula son sang rouge, / par une nuit d’encre coagulante. // Au nom de  Dieu je l’ai attaqué avec un couteau ; / —nous sommes des  humains après tout, / et pourtant la dent de l’assassinat  nous rongera—, / et poignardé comme il l’a été tomba. (…) Peut être mon péché est une tache d’enfance / Et, en réalité, rien de pire ; / et bientôt le monde se rétrécira à nouveau / et je remonterai de nouveau sur mon dada. // Dieu me laisse indifférent ; le diable aussi ; / ce n’est pas eux que me mirent au monde. / Un jour je déchiffrerai mes péchés, / et toute l’humanité m’aidera ».

Sa vie sentimentale fut marquée par la désillusion, la déception et des amours non partagés. Il avait aimé Martha Vágo, mais sa famille bourgeoise s’opposa au mariage. En 1930 il connaît Judit Szántó, et avec l’amour de celle-ci il semble atteindre l’équilibre émotionnel, mais tout s’effondra quand elle tenta de s’empoisonner, ceci le tourmenta et atteint son fragile état psychologique. L’histoire nous dit que deux êtres tels ne peuvent que se faire du mal. Ses successifs ratés amoureux auront une explication étroitement liée à son état mental face au progrès de la schizophrénie : « aimez-moi avec véhémence, fuyez mon immense douleur ! », écrit-il.

Repoussé par ses camarades, traqué par la pauvreté, le  manque d’amour, la solitude et la folie, il chercha désespérément une raison pour s’accrocher à la lucidité, s’afférer à la raison. Mais, malgré les constantes adversités, Attila résistera, car il avait la peau dure en raison des constants sacrifices, carences et absences qu’il a dû subir dès son enfance, mais dans ces dernières années, toutes les adversités étaient des agents détonants : « A cette époque-là, néanmoins, j’ai eu un coup de  chance imprévu,  si bien que, malgré mon endurcissement je n’ai pas pu le supporter ». Ses fortes dépressions et la peur de la folie feront qu’en 1935 il sera hospitalisé, cette  expérience le poussa à écrire : « Je sens que me yeux sautent de ma tête. Si je deviens fou, s’il vous plait, ne me faites pas mal. Seulement prenez-moi de vos mains fortes ».

Peut-être,  si nous regardons de près  sa dernière poésie elle peut nous donner des indices de ses batailles intérieures, de ses efforts pour échapper au trou d’angoisse dans lequel il s’enfonçait, où les vers coulent comme des exorcismes linguistiques. Dans l’intensité intimiste de Cela fait  mal, nous trouvons quelques symptômes : « De la mort / qui te guète en dedans  et en dehors / (peureuse souris dans ton trou), / tu fuit passionnée / vers celle que tu aimes/ pour qu’elle te protège / avec ses bras,  genoux et seins ». Peut-être ceci explique-t-il pourquoi il tombait amoureux aussi rapidement de femmes qu’il connaissait. Pendant son suivi  par la doctoresse Edit Gyömrői, il tomba amoureux d’elle qui après l’avoir rejeté, interrompit les séances psychologiques vers la fin de 1936. « Mais regarde, il eut une femme / qui comprenait  ces mots, / et cependant elle m’écarta  d’elle. // Ainsi donc, je n’ai pas de place parmi les vivants.  La tête me tinte, / ma douleur, mon anxiété sont comme un enchevêtrement // je suis comme un enfant qui, // laissé seul par ses parents / agite son hochet entre ses doigts ». Cette nécessité exacerbée de tendresse et protection, peut-être — comme le suggèrent certaines études—  est-elle la conséquence de la mort précoce de sa mère, mais on devine en lui ce besoin majeur de s’agripper à quelque chose qui puisse l’empêcher de couler dans l’océan de la démence, dans l’espoir d’être purifié et racheté par l’amour. De là ses invocations désespérées, d’un ténébrisme émouvant : « Secourrez-moi ! / les petits, que quand elle passera, / éclatent vos yeux purs. // Innocents ! / criez comme si on vous marchait dessus / et dites-lui : ça fait mal ! // Chiens fidèles ! / écroulez-vous sous les roues /  et aboyez-lui : ça fait mal ! // Femmes enceintes, / avortez et pleurez-lui / entortillées : ça fait mal ! (…) Petits poissons, mordez / l’hameçon dans l’eau glacée glapissez-lui : ça fait mal ! // Et vous, vivants, / émus par la douleur, / que brulent vos toits et vos sillons, // et, autour de son lit,  / calcinés, mâchonnez avec moi, pendant qu’elle dort : ça fait mal ! // Qu’elle l’entende tant qu’elle vivra. / Ella a rejeté le meilleur d’elle-même. / Pour son confort elle dépouilla dans ce monde // ce vivant qui fuit / en dedans comme en dehors, / du dernier refuge ».

Pendant la dernière année, ses crises furent de plus en plus fréquentes. Et en février 1937, dans une de ses thérapies psychologiques, il connut Flora Kozmutza, spécialiste en pédagogie de réhabilitation, dont il tomba amoureux aussitôt et de qui il ne sera pas non plus, payé de retour. C’et à elle qu’il dédia ses derniers poèmes d’amour imprégnés aussi de son désir de liberté et d’un monde nouveau.

Certains vers, avec un dénouement à la manière d’Apollinaire dans la traduction du cubain Fayard  Jamis, disent : «  j’ai besoin de toi, Flora, comme la campagne a besoin / d’école et de lumière électrique et d’un puits dans la  savane. /  Comme l’enfant du jouet et du sein qui l’aime / et tous les ouvriers de la conscience humaine. / Comme les pauvres ont besoin de ce monde / de la vertu et de l’audace, j’ai besoin de toi. Flora, / tel le besoin de ce profond chaos / d’une raison ardente qu’installe ici l’aurore ».

Il est probable que les absences, la pauvreté et la mauvaise alimentation, aient diminué peu à peu son corps et sa santé mentale, et le poussaient à mettre fin à tout. Et peut-être aussi parce que ses désirs d’évasion ont été récurrents tout au long de sa vie, il avait essayé de se suicider depuis son enfance. La première fois il avait neuf ans, en avalant une barre d’amidon dont il croyait qu’elle était du poison. Puis, adolescent déjà, il se coucha sur les voies d’un train qui étrangement ne passa pas à l’heure habituelle. Et en partant à sa rencontre, marchand sur les voies, il apprit  qu’à un kilomètre et demie du  lieu, le train qui devait venir pour lui, avait écrasé une autre personne : « Le train éclairé de soleil a roulé / devant le seuil de ma vie indifférent. / Va-t-en, / les traces de tes pieds / ne font plus de mal ».

Depuis, l’idée que quelqu’un était mort à sa place l’accompagnera comme des éclairs récurrents transformant les images de ces trains de marchandises qui transitent à grande vitesse, en une de ses obsessions amères. Jusqu’au 3 décembre 1937, où après avoir passé quelques semaines dans une clinique pour malades mentaux, être sorti et placé sous la garde de ses sœurs en raison d’une apparente amélioration, cette image fantasmagorique de wagons rugissant à toute vapeur  se concrétisa et il sera écrasé dans une station proche du lac de Balatonszárszó. Et avec ceci naîtra la légende du poète tragique et engagé, du « Suicidé par la société », comme l’écrivit Artaud en faisant référence à Van Gogh.

Plus tard, même Flora —qui se maria en 1939 avec le poète Gyula Illyés—, publiera en 1935 un livre intitulé Les derniers mois d’Attila József. Illyés confessa plus tard, dans un article à la mémoire de ce dernier publié dans la revue Nyugat : «  Nous avons été des contemporains, copains, camarades, et cependant, le destin, presque avec une cruelle intention, a fait tant de contrastes douloureux entre nous ». Luis La Hos, raconte que le poète Luis Hernández, traducteur des poèmes de József qui intègrent  son anthologie de poètes suicidaires, de titre pavesien, Viendra la mort et elle aura ses yeux, avait un enthousiasme très particulier à travailler avec lui. Hernández avait été une nuit au même endroit où József s’était tué et, peut-être dans une macabre imitation, le péruvien fera la même chose en 1977, en se jetant au passage d’un train en marche, à Buenos Aires. Le poème Sans travail, dans la traduction de Luis Hernández, acquiert une musicalité suracceuillante : « Je suis un oiseau à qui les ailes ont failli. / Cela fait dix-huit mois que je survie. // Dans les plus profondes failles du marché. / J’ai essayé de voler entre les corbeilles sales et les cageots. // J’ai essayé de vendre de livres mais je n’ai pas vu d’opportunité ni avec Shaw, ni Cocteau, ni Barbuse, ni Zola. // Commerçants affamés du grain doré/ j’ai vu faillir. // Je n’ai ni soupe ni pain et je demeure là. /   En dormant les nuits sur un bac, sur la pelouse des anges ».

Arthur Koestler narre cette triste fin  avec une image émouvante —peut-être analogue à celle du tourmenté Vincent qui se coupa l’oreille— : «  En approchant de la station le train commençait à avancer lentement. Attila couru, passa par-dessous la barrière, s’agenouilla entre les voies et tandis que le train augmentait sa vitesse, il mit son bras droit sur une voie dans l’intervalle du passage de deux wagons. Plus tard ont a dû trouver ce bras, proprement retranché, à une certaine distance du corps détruit. Quelques jours après la mort d’Attila, sa famille trouva dans un tiroir une chemise à laquelle on avait coupé  le manche droit avec des ciseaux. Le complexe de culpabilité, d’après ce que l’on voit, l’avait inspirée  l’idée qu’il devait s’amputer le bras droit ; et quand il le fit, le train « en réclamant plus de proie », traina le reste du corps sous les roues. Celui qui annonça la mort du poète à ses sœurs fut l’idiot du village, qui le fit entre rires et balbutiements ».

Cette crise trouva Attila, avec un complexe de culpabilité qu’il prétendit expurger et en asseyant de le faire, peut-être pas comme une tentative de suicide comme nous l’avions pensé jusqu’à maintenant, il aura été trainé par la mort. Et avec ce train partait le plus important poète de la patrie du Nobel, Imre Kertész, Endre Ady ou encore László Nagy.

Par la gentillesse de voltairenet.org