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Les sciences de la domination mondiale

Denis Boneau
Journaliste, membre de la section française du Réseau Voltaire.

Les sciences de la communication, dont le développement a été piloté par la CIA à partir des années 50, ont constitué un instrument essentiel de la « guerre psychologique » menée contre les gouvernements pro-soviétiques et les pays susceptibles de basculer dans le camp communiste. En collaboration avec l’armée et les services secrets, les spécialistes du comportement ont contribué à collecter des informations sur « l’ennemi », à élaborer la propagande atlantiste, à prévenir des mouvements de libération hostiles à Washington, allant même jusqu’à conseiller les experts de la torture. Cette « alliance entre le savant et le politique » est à l’origine d’un dispositif encore utilisé afin de diffuser la voix de l’Amérique dans le monde.

À partir de 1945, les Présidents Harry Truman et Dwight Eisenhower institutionnalisent les agences de propagande mises en place durant la Seconde Guerre mondiale en leur assignant comme nouvelle mission de combattre l’Union soviétique et ses républiques populaires satellites. La stratégie générale élaboré par Truman et ses conseillers, nommée « containment », consiste à bloquer l’expansion du communisme en tentant notamment de contrôler les mouvements d’émancipation nationale susceptibles de mettre au pouvoir des dirigeants pro-soviétiques. Ce projet ambitieux nécessite la collaboration d’experts capables de fournir des données géographiques, économiques, culturelles, psychologiques et sociologiques exploitables par l’armée et les services secrets. Dans ce contexte, certains spécialistes de « sciences » du comportement, dont certains ont déjà été sollicités contre le IIIe Reich, sont enrôlés dans les nouveaux services de propagande de la Guerre froide.

Dès novembre 1945, le général John Magruder propose de confier au service secret militaire un projet ambitieux de propagande « en temps de paix » basé sur l’apport des sciences humaines. Mais son initiative ne suffit pas à convaincre Truman qui décide le démantèlement de l’OSS [1] dirigé par « Wild Bill » Donovan, protégé de Roosevelt. Selon la même logique, le Bureau d’information de guerre (OWI) [2], accusé d’avoir favorisé la réélection de Roosevelt en 1944, est dissout. En janvier 1946, Truman installe le Groupe central de renseignement (CIG) qui devient l’Agence centrale de renseignement (CIA) quelques semaines plus tard. Les opérations inavouables – « propagande, guerre économique, action directe préventive, sabotage, antisabotage, démolition, subversion contre les États hostiles, assistance aux mouvements de libération clandestins, guérilla, soutien des groupes indigènes combattant les pays ennemis du monde libre… » sont confiées à l’OPC [3], dirigé par un ancien de l’OSS, Franck Wisner. En théorie, l’OPC dépend de la CIA ; en pratique Wisner, faiblement encadré par George Kennan, dispose d’une liberté d’action conséquente. Une partie notable des opérations de « guerre psychologique » est prise en charge par l’OPC. Wisner recrute dans ce cadre des savants afin de collecter des données, convertir des intellectuels « neutres » et bien entendu élaborer la propagande atlantiste.

Qu’est ce que la guerre psychologique ?

Les opérations psychologiques désignent un ensemble très large d’activités allant de la propagande radiodiffusée à la torture. Elles nécessitent des connaissances approfondies sur les populations visées. L’Armée de terre états-unienne, dans un document rédigé en 1948, définit ainsi la « guerre psychologique » : « [Elle] emploie des moyens physiques ou moraux autres que les techniques militaires orthodoxes, qui tendent à :
a. Détruire la volonté et la capacité de combattre de l’ennemi.
b. Le priver du soutien de ses alliés.
c. Accroître au sein de nos troupes et de celles de nos alliés la volonté de vaincre.
La guerre psychologique emploie toute arme susceptible d’influencer la volonté de l’ennemi. Les armes sont psychologiques seulement par l’effet qu’elles produisent et non en raison de la nature des armes elles-mêmes. Ainsi, la propagande ouverte (blanche), secrète (noire) ou grise – subversion, sabotage, opérations spéciales, guérilla, espionnage, pressions politiques, culturelles, économiques et raciales – sont considérées comme des armes utilisables [dans le cadre de la guerre psychologique]. »
. Afin de réaliser ce programme de « guerre psychologique », les services secrets recrutent des spécialistes des sciences du comportement aptes à inventer la propagande blanche « simple, claire et répétitive » et noire destinée à provoquer dans le camp de l’adversaire « le trouble, la confusion… la terreur ».

Projets Troy et Camelot

Le projet Troy consiste à mobiliser des chercheurs afin de définir les différents moyens disponibles pour diffuser la « Vérité » (la propagande états-unienne) derrière le Rideau de fer. L’objectif est de renforcer le dispositif Voice of America (VOA), un réseau de radiodiffusion créé par l’International Information Service (IIS), un organisme mis en place par Truman dans le but de remplacer l’OWI. Voice of America est une opération de propagande « blanche » ; son rôle est de promouvoir les États-Unis (« Démocratie », « American way of life », « Liberté » sont bien entendu les principaux leitmotiv du discours de VOA). À l’origine du projet Troy, James Webb, un conseiller du secrétaire d’État Dean Acheson, est un partisan précoce de la « guerre psychologique ». Il préconise le rapprochement entre des experts universitaires et le gouvernement.

Les scientifiques du projet Troy produisent un rapport dans lequel ils affirment que Voice of America ne suffira pas à percer le Rideau de fer. Face à cet échec relatif, ils préconisent d’autres moyens. Initialement, le projet Troy devait se focaliser sur la radiodiffusion et le largage de tracts en ballon. Dépassant les objectifs assignés par leurs mécènes – Air Force, Navy et probablement CIA -, les experts proposent d’autres canaux empruntables par la propagande « blanche » : échanges universitaires, publication de livres… et notent que l’information peut se propager par simple courrier, par l’intermédiaire de journaux professionnels et autres publications commerciales et industrielles. Cette étude est également accompagnée de recommandations pratiques très précises. Les membres du Projet Troy préconisent par exemple la centralisation des opérations de propagande. Suivant cet avis, Truman établit le Psychological Strategy Board, intensifie les études de la « société soviétique » (programme d’entretiens avec des dissidents) et favorise la création du CENIS [4] [5].

Cette première collaboration de grande envergure préfigure d’autres opérations du même type. L’Air Force commande dès 1950 un rapport sur la population coréenne. Wilbur Schramm (considéré comme le père-fondateur du paradigme de la communication de masse), John Ridley et Fredericks Williams sont chargé d’interroger des réfugiés anticommunistes afin d’élaborer une tactique de propagande en Corée. Cette étude aboutit à deux types de documents : des publications dans Public Opinion Quaterly (POQ), la revue officielle des partisans de la « guerre psychologique », un livre intitulé The Reds Take a City ainsi qu’un rapport secret destiné à l’Armée de terre.

Autre avatar de la « guerre psychologique », le Projet Camelot consiste, dans les années 60, à modéliser les processus de révolutions nationales dans les pays du Tiers-Monde afin de guider les opérations de contre-insurrection. Camelot illustre à la perfection l’intensification des relations entre les comportementalistes et les services secrets états-uniens. Lancé en 1963, le projet, destiné à faciliter les interventions au Yemen, à Cuba et au Congo belge, doit en théorie permettre de prévoir et prévenir les risques de révolutions. Au Chili, des journaux de gauche dénoncent l’implication du gouvernement états-unien qui pilote Camelot par l’intermédiaire de l’Organisation de recherche des opérations spéciales (SORO). Le « plan d’espionnage yankee » échoue partiellement puisque les conclusions de l’étude seront vraisemblablement utilisées par les services états-uniens pour renverser Allende et installer la junte du général Pinochet au Chili [6].

Enrôler les universitaires

L’entente entre une fraction d’universitaires et l’Armée de terre permet l’émergence d’une science nouvelle conçue comme un instrument pour les services secrets. Les sciences de la communication et le paradigme de « la communication de masse », financés par les crédits de l’Air Force, de la Navy, de la CIA, du Département d’État (…) apportent de nombreux éléments utiles afin d’élaborer une propagande efficace destinée à traverser le Rideau de fer selon différents canaux (tracts, radiodiffusion…). Le champ d’étude de la discipline est vaste : techniques de persuasion, mesures de l’opinion, interrogatoires, mobilisations politiques et militaires, propagation de l’idéologie…

Pour satisfaire la demande en données scientifiques, plusieurs centres sont financés :

Bureau of applied social research (BASR) de Paul Lazarsfeld, installé à l’université de Columbia.
Institute for International Social Research (IISR) de Hadley Cantril.
Center for International Studies (CENIS) de Ithiel de Sola Pool (Institut technologique du Massachusetts) dont les fonds distribués par la Fondation Ford [7] proviennent en réalité de la CIA.
Bureau of Social Science Research (BSSR) directement financé par la CIA qui désire améliorer les techniques d’interrogatoire. La torture est ainsi conçue comme un champ de recherche des sciences sociales [8]. À partir de la guerre de Corée, le BSSR, principal centre de recherche de la propagande « noire », est chargé de différentes études commandées par l’armée. Il s’agit notamment de déterminer les « cibles et facteurs de vulnérabilité » des populations d’Europe de l’Est en prenant soin de définir différents « aspects de la violence psychologique ». Concrètement, le BSSR produit des rapports sur les effets des techniques traditionnelles d’interrogatoire de prisonniers – électrochocs, coups, drogues… Ces études financées par la CIA (50% du budget total du centre) permettent ainsi la collecte de données, notamment à propos de populations vietnamiennes et africaines dans le but explicite de rendre plus efficace la torture [9].

Une revue : Public Opinion Quarterly

La revue Public Opinion Quarterly (POQ) est créée en 1937 par De Witt Poole de l’université de Princeton. Elle publie des articles de « guerre psychologique », notamment des publications de l’OWI, des études sur le moral des civils allemands durant la guerre, des essais sur l’entraînement des troupes, des réflexions sur la propagande de guerre… Certaines recherches semblent directement inspirées par les préoccupations des services secrets et les agences de propagande (sondages d’opinion en France et en Italie…).

Le conseil d’administration de la revue est composé de spécialistes enrôlés dans le plan psychologique de la CIA : Paul Lazarsfeld, Hadley Cantril, Rensis Likert, De Witt Poole (qui deviendra plus tard le Président du National Committee for Free Europe).

L’étude des systèmes de communication des pays sous domination de l’Union soviétique ou susceptibles d’être conquis par des groupes communistes permet de recueillir des informations immédiatement utilisables par les stratèges de l’Armée de terre, ainsi que des indications parfois très précises sur les modalités de propagation de la propagande « blanche » et des méthodes « noires » de diffusion de la terreur. Les sciences de la communication, conçues comme moyens de surveillance et de coercition, ont donc une vocation purement instrumentaliste.

Les sciences de la coercition contre le neutralisme

Le paradigme de la communication de masse, né du financement des services de la Guerre froide, s’insère dans un plan intellectuel plus vaste consistant à diviser la carte mondiale selon la logique manichéenne des stratèges états-uniens. Les thèses défendues par le patriarche de la discipline, Wilbur Schramm, mettent en perspective cette dimension minimaliste des sciences de la communication. Le système de Schramm (comme celui de Leo Strauss) repose sur l’antagonisme « good guys / bad guys » (les bons et les méchants). Ce principe moral (le communisme symbolisant le Mal et les États-Unis le Bien) est partagé par la plupart des intellectuels ou savants engagés aux côtés du gouvernement états-unien contre l’expansion de l’Union soviétique. Dans cette lutte manichéenne, le neutralisme apparaît nécessairement comme une preuve de traîtrise. Plus que convaincre les partisans du communisme, le combat intellectuel consiste à rallier les neutres. Au Congrès pour la liberté de la culture, les New York Intellectuals suivis par une foule de défenseurs européens de l’atlantisme comme Raymond Aron en France, désignent le neutralisme comme la cible majeure de « leur » entreprise. Les spécialistes de la communication œuvrent aussi pour ce plan général imaginé par la CIA et l’OPC. Daniel Lerner, dans un article publié par POQ, s’interroge sur les différents aspects du neutralisme et élabore un portrait type des individus appartenant à cette catégorie. À la question comment reconnaît-on un neutre ?, l’auteur répond : « [Pour un neutre] le choix entre les États-Unis et l’URSS ne coïncide pas avec le choix entre la liberté et l’asservissement ». Il distingue plusieurs symboles du neutralisme : « Paix, sécurité, détente des relations internationales ».

Au-delà des similitudes entre les lignes idéologiques de la « guerre psychologique » et du Congrès pour la liberté de la culture témoignant de la relative cohérence du plan imaginé par Wisner et les dirigeants de la CIA, on peut remarquer que les spécialistes de la « manipulation de masse » sont souvent des marxistes repentis. La carrière de Paul Lazarsfeld est de ce point de vue exemplaire. À la fin des années 20, celui qui deviendra l’un des principaux idéologues de la « communication de masse », est un socialiste actif. En France, il est proche de la SFIO et fréquente Léo Lagrange. En 1932, la Fondation Rockefeller lui propose une bourse de deux ans afin d’étudier aux États-Unis. Considérant qu’il existe « une correspondance méthodologique entre l’achat du savon et le vote socialiste », il se fait connaître en écrivant des articles de marketing. Rapidement repéré par le gouvernement et les services secrets, il collabore à un programme de recherche sur les effets de la radiodiffusion (le Radio Research Program) financé par la Fondation Ford et fonde le BASR, principalement financé grâce aux contrats de l’armée et de la CIA. En 1951, il est nommé conseiller pour les Sciences sociales à la Fondation Ford ; il facilite ainsi la création d’un Institut d’études avancées en sciences sociales en Autriche et le lancement d’un programme d’échanges avec la Yougoslavie et la Pologne. Dans les années 60, il se voit confier des postes d’expert auprès de l’UNESCO et de l’OCDE [10]. Paul Lazarsfeld a donc rompu avec les réseaux socialistes pour incorporer les équipes scientifiques de la « guerre psychologique ». Il n’est pas le seul à avoir suivi ce parcours digne des New York Intellectuals [11]. Leo Lowenthal, l’un des principaux contributeurs de POQ, a lui aussi participé activement à l’élaboration de techniques « psychologiques » destinées à combattre ses anciens amis marxistes.

Le terrain scientifique des « comportementalistes » est l’étude des systèmes de communication des pays « à risque ». Rien d’étonant donc au fait que l’histoire de la discipline soit étroitement liée aux conflits dans les quels sont ouvertement – Corée, Vietnam…- ou secrètement – Chili, Angola… – engagés les États-Unis durant la Guerre froide.

Actualités de la « guerre psychologique »

Le dispositif mis en place par Wisner a survécu à la Guerre froide. Parallèlement à l’enrôlement des « comportementalistes », la CIA a financé la création de nombreux centres de recherche internationale ou « area studies » avec pour objectif la production d’informations sur les zones géographiques « à risque ». Dès 1947, la Fondation Carnegie fournit les fonds nécessaire afin de lancer le Centre de recherche sur la Russie (Russian Research Center). A partir de 1953, l’un des principaux paravents de la CIA, la Fondation Ford, alimente 34 universités afin qu’y soient développées des recherches internationales. Ce projet n’est pas réservé aux États-Unis. La Fondation Rockefeller finance, en prenant soin de vérifier l’appartenance politique des chercheurs subventionnés, différents centres « Area studies » en France. La VIe Section de l’École pratique des hautes études, qui deviendra plus tard l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), accueille des équipes de chercheurs produisant des travaux sur la Chine, la Russie et d’autres régions ciblées par les services états-uniens. Les études internationales demeurent encore aujourd’hui l’une des préoccupations essentielles de l’EHESS.

De la même façon, Voice of America, le réseau de radiodiffusion de la propagande états-unienne, jouet favori des comportementalistes du Projet Troy, reste actif. La loi, votée en 1960 par le Congrès, promulguée en 1976 par le Président Ford, stipule : « La communication directe [la propagande blanche] par radio avec les peuples du monde sert à long terme les intérêts des États-Unis (…) Les nouvelles de la VOA seront précises, objectives et complètes (…) La VOA présentera la politique des États-Unis de façon claire et efficace (!). » Diffusées à partir de la station émettrice de Greenville (Caroline du Nord), les émissions de VOA sont aujourd’hui destinées aux pays africains et semblent a priori servir de contrepoids à l’influence française dans la région (VOA a d’ailleurs mis en place un service francophone en 1960). Clamant son indépendance, VOA achève ainsi sa charte : « Dans le monde, et tout particulièrement en Afrique, la radio reste le principal moyen d’accès à l’information. Aujourd’hui comme hier (sic), notre objectif est de présenter des programmes composés d’informations fiables et sans parti pris, sur lesquelles nos auditeurs peuvent compter ».

D’une manière générale, les sciences de la communication ont favorisé l’émergence d’une nouvelle forme de propagande de guerre adaptée à la Guerre froide, c’est-à-dire, non pas conçue pour un affrontement classique, mais à la fois pour la bataille idéologique Est/Ouest et pour les conflits de basse intensité qui ont été développés dans le Tiers-Monde.

En 2001, l’administration George W. Bush a réactivé l’ensemble des dispositifs de la Guerre froide, non plus pour lutter contre l’Union soviètique, mais pour imposer un Nouvel Ordre mondial. Depuis les attentats du 11 septembre, cette réactivation est justifiée par les besoins de la « guerre au terrorisme ». Dans ce contexte, la CIA a réinvesti les universités. Le directeur des recherches scientifiques de l’agence, John Philips, a pris le contrôle du Rochester Institute of Technology ; Micheal Crow, sous-directeur de la société d’économie mixte de la CIA dans le domaine informatique, est devenu recteur de l’université d’Arizona ; tandis que Robert gates (ex-patron de la CIA sous Bush père) dirige maintenant la Texas A&M University.

Références

1. L’OSS, Office of Strategic Services) est un service secret de renseignement et d’action extérieure, mis en place pendant la Guerre mondiale. Il a employé des savants en sciences sociales comme Herbert Marcuse ou Margaret Mead.
2. L’Office of War Information était dirigé par Elmer Davis.
3. L’OPC (Office of Policy Coordination) est la structure gérant le réseau « stay-behind ». Voir « Stay-behind, les réseaux d’ingérence américains » par Thierry Meyssan, Voltaire, 20 août 2001.
4. Alan Needell, « Project Troy and the Cold war annexation », in Universities and Empire, Money and politics in the social sciences during the Cold war, The New Press, 1998.
5. Le Center for International Studies (CENIS) est un département du célèbre MIT (Massachusetts Institute of Technology) dirigé par Max Millikan.
6. Ellen Herman, « Project Camelot and the Career of Cold War Psychology », ibid.
7. « La Fondation Ford, paravent philanthropique de la CIA », Voltaire, 5 avril 2004.
8. « Les manuels de torture de l’armée des États-Unis » par Arthur Lepic, Voltaire, 26 mai 2004.
9. Christopher Simpson, Science of Coercion, Communication Research and Psychological Warfare, 1945-1960, Oxford university press, 1994.
10. Michael Pollack, « Paul Lazarsfeld, fondateur d’une multinationale scientifique », in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 25, janvier 1979.
11. « Les New York Intellectuals et l’invention du néo-conservatisme » par Denis Boneau, Voltaire, 26 novembre 2004.

Par la gentillesse de Réseau Voltaire

Friedrich von Hayek, pape de l’ultra-libéralisme

Denis Boneau
Journaliste, membre de la section française du Réseau Voltaire.

L’économiste autrichien Friedrich von Hayek s’est appliqué à discréditer toute forme de régulation de l’économie au motif que celle-ci est trop complexe pour que l’on prétende l’organiser. Sa théorie de « l’État minimal » est devenue la religion du Parti républicain états-unien en opposition aussi bien au « New Deal » des démocrates qu’au marxisme des soviétiques. Son école, financée par les fondations des grandes multinationales, s’est structurée autour de la Société du Mont-Pèlerin, et a obtenu sept fois le prix Nobel d’économie. Elle a inspiré les gouvernements de Pinochet, Reagan et Thatcher.

La pensée économique et politique de Friedrich A. von Hayek s’est imposée comme fondement idéologique de l’ordre libéral. Elle est à la fois le produit d’une histoire particulière et d’un réseau relationnel qui s’est développé à l’ombre des grandes fondations états-uniennes.

Hayek est né à Vienne, en 1899. Sa jeunesse autrichienne est marquée par un climat politique difficile, des grèves massives paralysent le pays. Il assiste à la désorganisation du régime doublement menacé par le populisme, souvent antisémite, et par le socialisme révolutionnaire radicalisé par l’introduction des thèses marxistes. Dans ce contexte, il se passionne pour les thèses de la Société fabienne, un courant réformiste et socialiste anglais, créé par Béatrice et Sidney Webb, et préconisant une révolution spirituelle. Parallèlement, il est initiée à la philosophie de Ludwig Wittgenstein, principal « animateur » du Cercle de Vienne.

Hayek participe aux séminaires de l’économiste Ludwig Von Mises qui réunit autour de lui des disciples qui contribueront à diffuser la bonne parole libérale en France (Jacques Rueff, conseiller du général de Gaulle), en Italie (Luigi Einaudi), en Allemagne (Wilhelm Röpke, Ludwig Erhard), et dans une moindre mesure aux États-Unis (Murray, Rothbard).

À l’époque, Mises défend des idées à contre-courant des thèses dominantes de l’intelligentsia autrichienne, Hayek le qualifie de « libéral intransigeant isolé ». Il est l’initiateur de la critique du planisme qui, selon lui, ne peut constituer une solution économique adéquate en raison de la complexité des calculs économiques et du manque d’information. Dans son ouvrage majeur, Socialism, il prédit l’échec des expériences socialistes : la planification ne peut conduire qu’au chaos ou à la stagnation. Professeur à Vienne (1913-1938), puis à New York (1945-1969), Mises est le fondateur du courant néo-autrichien qui se développe durant les années soixante-dix. Proche des réseaux états-uniens en Europe de l’ouest (la Fondation Rockefeller et le National bureau of economic research ont financé deux de ses livres publiés en 1944, Omnipotent Government : the Rise of the Total State and Total War et Bureaucraty). Cherchant à diffuser ses théories, appuyé par des industriels et des fondations, Mises a construit une organisation officieuse, une ébauche de la Société du Mont-Pèlerin, représentée par ses élèves dans plusieurs pays d’Europe de l’ouest.

La théorie politique néo-libérale

Hayek, dans la continuité de la tradition libérale initiée par Adam Smith, défend une conception minimale de l’État. Son apport particulier correspond à la critique radicale de l’idée de « justice sociale », notion dissimulant, selon lui, la protection des intérêts corporatifs de la classe moyenne. Il préconise la suppression des interventions sociales et économiques publiques. L’État minimal est un moyen d’échapper au pouvoir de la classe moyenne qui contrôle le processus démocratique afin d’obtenir la redistribution des richesses par la fiscalité.

Son programme est exposé dans Constitution de la liberté (1960) : déréglementer, privatiser, diminuer les programmes contre le chômage, supprimer les subventions au logement et les contrôles des loyers, réduire les dépenses de la sécurité sociale, et enfin limiter le pouvoir syndical. L’État n’a pas le droit d’assurer la redistribution, surtout en fonction d’un quelconque critère de « justice sociale ». Son rôle est réduit à la fourniture d’un cadre juridique garantissant les règles élémentaires de l’échange. En 1976, il va jusqu’à proposer la dénationalisation la monnaie, c’est-à-dire la privatisatisation des banques centrales nationales pour soumettre la création monétaire aux mécanismes du marché. D’autres prises de positions semblent nuancer la radicalité de son libéralisme, il préconise par exemple la création d’un revenu minimum, mais cette proposition doit être pensée comme une réhabilitation de la loi anglaise des indigents et non comme la marque d’un « socialisme hayèkien » [1] .

La théorie développée par Hayek est fondée sur une croyance partagée par tous les libéraux, des classiques jusqu’aux partisans des thèses autrichiennes. La métaphore de la « main invisible », qui assure dans la pensée d’Adam Smith l’adéquation de l’offre et de la demande sur les différents marchés, illustre parfaitement ce présupposé commun qu’ils cherchent tous à démontrer à partir de différents postulats : équilibre général de Walras, redéveloppé par Pareto ; ordre spontané du marché ou catallaxie pour l’école autrichienne. Celle-ci est le résultat d’actions non concertées et non le fruit d’un projet conscient. L’ordre du marché n’est pas voulu, pas planifié, il est spontané. Cette conception de l’économie sert de justification à la critique de l’interventionnisme qui génère des déséquilibres, des perturbations dans la catallaxie. Hayek considère que les keynésiens font de l’État un « dictateur économique ».

La philosophie politique de Hayek est finalement très proche des thèses développée par Locke. L’État défend le droit naturel de propriété et est limité par les clauses individualistes d’un hypothétique contrat-fondateur. Le droit devient alors l’instrument de protection de l’ordre spontané du marché. Ce qui importe donc principalement, c’est la défense du libéralisme économique. Le libéralisme politique est absorbé. Les idées démocratiques sont reléguées à un rang secondaire. Cela a poussé Hayek à des déclarations aux allures de provocation. D’après lui, la démocratie ne constitue pas un système politique infaillible : elle « est essentiellement un moyen, un procédé utilitaire pour sauvegarder la paix intérieure et la liberté individuelle » [2] . Mieux vaut un régime non-démocratique garantissant l’ordre spontané du marché qu’une démocratie planificatrice. Ce raisonnement justifiera la présence des « Chicago boys » au Chili. La pensée de Hayek est un mélange de conservatisme (critique de la démocratie inspirée de la dénonciation de la Révolution française d’Edmund Burke) et de libéralisme (Adam Smith). Il met en garde contre la démocratie illimitée qui conduit irrémédiablement au règne de la démocratie totalitaire [3]. En fait Hayek est obsédé par les classes moyennes qui contrôlent les régimes démocratiques : « Il y a une grande part de vérité dans la formule d’après laquelle le fascisme et le national-socialisme seraient une sorte de socialisme de la classe moyenne » [4] . De plus, il craint les pauvres dont les réactions sont imprévisibles. Il réclame un revenu minimum « ne serait-ce que dans l’intérêt de ceux qui entendent être protégés contre les réactions de désespoir des nécessiteux » [5] . Bien que refusant d’adhérer à l’idée de justice sociale, Hayek développe une conception particulière de la justice, libérale mais aussi conservatrice, même s’il s’en défend dans un article intitulé Pourquoi je ne suis pas conservateur ?.

Les idées radicales de Hayek, ses attaques contre l’interventionnisme économique ne peuvent être comprises sans un retour au contexte historique de l’après-guerre : l’élaboration d’un nouvel avatar du libéralisme correspond à une critique totale du keynésianisme triomphant. Hayek, inspiré par la pensée économique de Mises, rejette aussi bien le collectivisme préconisé par le marxisme d’État que l’intervention économique dans les sociétés capitalistes. Reprenant les idées de Mises, il critique la possibilité de planifier l’économie dont la complexité s’oppose à tout calcul rationnel. Ces prises de position contre la « troisième voie démocratique et sociale » symbolisée par le New deal rooseveltien et le travaillisme anglais expliquent la marginalisation des ultra-libéraux au début des années 50, notamment au sein de la plus puissante des organisations d’intellectuels anti-communistes, le Congrès pour la liberté de la culture.

Hayek en marge de la « Guerre froide culturelle »

Hayek est nommé professeur à la London school of economics en 1931, puis à Chicago en 1950. En 1962, il devient professeur d’économie politique en Allemagne fédérale… Ce parcours universitaire ne doit rien au hasard : la London school of economics, financée par la fondation Rockefeller, et l’université de Chicago sont des bastions de l’économie libérale. Il constitue ainsi un réseau politique et intellectuel international. Il a su rassembler des libéraux, des conservateurs britanniques et américains, mais ses théories ont aussi été diffusées dans toute l’Europe de l’ouest. Proche de Raymond Aron [6] qui popularise ses thèses en France, il se veut un « libéral intransigeant » engagé à la fois contre le soviétisme et le fascisme.

La rhétorique de l’anti-totalitarisme constitue une fois de plus l’instrument idéologique privilégié des intellectuels engagés dans le Congrès pour la liberté de la culture, organisation pilotée par la CIA de 1950 à 1967. Cependant, à partir de 1955, les ultra-libéraux menés par Hayek sont marginalisés face aux « travaillistes », représentants d’une « troisième voie » social-démocrate, qui contribuent à redéfinir les orientations idéologiques du Congrès pour la liberté de la culture. Un nouveau programme émerge de la conférence internationale de Milan [7] .

À Paris, Josselson, avec le soutien de la fondation Rockefeller, recrute et finance les participants. La liste des intervenants est approuvée par un comité composé de Raymond Aron, Michel Collinet, Melvin Lasky, Sidney Hook, Denis de Rougemont… Cinq orateurs sont cooptés [8]. Ils sont chargés de donner les lignes directrices de l’idéologie anti-communiste du Congrès pour la liberté de la culture lors de la séance inaugurale. La conférence de Milan va rendre évidente la fracture entre les deux tendances. Les architectes de l’organisation, pour la plupart des intellectuels new-yorkais issus des rangs trotskistes, tentent de rallier des libéraux, mais surtout des hommes de la gauche non-communiste (comme Léon Blum en France). En 1955, le Congrès s’engage ouvertement dans la voie social-démocrate ; le succès du discours inaugural de Hugh Gaitskell, leader travailliste anglais, témoigne de cette orientation. Pour lui, le Welfare state est compatible avec la démocratie politique, thèse en parfaite contradiction avec les théories autrichiennes de Mises. Le quatrième orateur, Hayek, prend la parole au nom des ultra-libéraux et rappelle que la propriété est l’unique droit qui vaille la peine d’être défendu, faisant ainsi référence aux droits sociaux évoqués par Hugh Gaitskell [9]. La conférence de Milan se conclut par la victoire idéologique des « travaillistes » et par la marginalisation des ultra-libéraux qui se replient sur les think tanks, organisations chargées de convertir les élites économiques à la philosophie néo-libérale.

Du colloque Walter Lippman à la Société du Mont-Pèlerin : la naissance d’un think tank international

Le colloque Walter Lippman [10] (1938) auquel participent Mises et Hayek est l’occasion de rassembler des universitaires libéraux hostiles au fascisme, au communisme et à toutes les formes d’interventionnisme économique de l’État. Le livre de Walter Lippman [11]. En 1920, il fonde le New Republic, il devient ensuite éditorialiste au New York Herald Tribune. À partir du début des années 60, il écrit dans Newsweek. Sa pensée politique libérale et conservatrice a influencé les intellectuels du Congrès pour la liberté de la culture.]] , The Good Society, constitue le manifeste temporaire, en attendant La route de la servitude, de ce groupe d’intellectuels relativement marginalisés à l’époque du keynésianisme triomphant. Selon Walter Lippman, le collectivisme est la racine commune des totalitarismes fasciste et communiste. Les gouvernements des démocraties occidentales, en s’engageant dans des politiques économiques de relance, cèdent à la tentation du planisme car il n’existe pas -cette idée constitue la clé de voûte de la philosophie autrichienne initiée par Mises- de « voie moyenne » entre le libéralisme et le collectivisme. Ainsi Louis Rougier [12], professeur de philosophie à l’université de Besançon et principal organisateur de la réunion déclare : « Le drame moral de notre époque, c’est l’aveuglement des hommes de gauche qui rêvent d’une démocratie politique et d’un planisme économique sans comprendre que le planisme implique l’État totalitaire. Le drame moral de notre époque, c’est l’aveuglement des hommes de droite qui soupirent d’admiration devant les régimes totalitaires, tout en revendiquant les avantages d’une économie capitaliste, sans se rendre compte que l’État totalitaire dévore la fortune privée, met au pas et bureaucratise toutes les formes d’activité économique du pays ». Hommes de droite et hommes de gauche sont ainsi renvoyés dos-à-dos suivant un argument unique : le planisme est totalitaire. La pensée de Hayek repose sur le même principe vulgarisé dans le célèbre Route de la servitude. Le raisonnement justifie la construction d’une avant-garde libérale capable de lutter intellectuellement (dans un premier temps) contre l’hégémonie des pratiques inspirées de la pensée de Keynes.

Le colloque Walter Lippman aboutit à un projet international de promotion du libéralisme. Lippman, Hayek et Röpke sont chargés de créer des organisations aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en Suisse.

En 1947, dans la logique du plan Lippman, Hayek participe activement à la fondation de la Société du Mont-Pèlerin qui « constitue en quelque sorte la maison-mère des think tanks néo-libéraux » [13]. Un homme d’affaire suisse, Albert Hunold, permet de concrétiser les propositions de Hayek qui désire mettre en place un « forum libéral international » et de Wilhem Röpke qui cherche à lancer une revue internationale. Hunold réunit des industriels et des banquiers suisses afin de financer le think tank libéral [14] . Il rassemble des intellectuels issus de courants variés mais qui partagent la même croyance dans l’équilibre spontané du marché : des monétaristes comme Milton Friedman [15], des membres de l’école du Public choice (James Buchanan) ainsi que des personnalités associées au courant néo-autrichien. Les réunions internationales sont financées, dans un premier temps, par les fondations Relm et Earhart [16]. La Société du Mont-Pèlerin reçoit ensuite le soutien de l’ultra-conservatrice fondation John Olin, Lilly endowment, la fondation Roe, le Scaife family charitable trust et la Fondation Garvey.

La société du Mont-Pèlerin prêche durant vingt-cinq ans dans le désert. Les idéologues néo-libéraux demeurent isolés dans un contexte de consensus interventionniste. Il faudra attendre la crise du keynésianisme pour que les idées de Hayek s’imposent parmi les élites politiques. La Grande-Bretagne constituera le terrain de la mise en pratique des mesures préconisées.

Fondé en 1955, l’Institute of Economic Affairs (IEA) travaille à vulgariser les thèses de Hayek et du monétarisme en ciblant principalement les milieux patronaux (qui restent longtemps méfiants) et financiers. Ralph Harris, qui fut directeur de l’organisation, est anobli dès 1979 par Margaret Thatcher.

La « révolution conservatrice » britannique

À la fin des années soixante, on décèle les premiers signes de la crise de société qui va faire basculer la Grande-Bretagne vers la « révolution conservatrice » orchestrée par Margaret Thachter. La stagflation, combinaison inédite de chômage et d’inflation, conduit à remettre en question le paradigme keynésien (notamment l’équation de Philips qui conclut sur l’arbitrage entre inflation et chômage). Avec la crise, les théories de la Société du Mont-Pèlerin et de l’IEA se développent et reçoivent un accueil de plus en plus favorable dans les cercles patronaux et politiques. Les deux organisations diffusent les idées de la primauté de la lutte contre l’inflation, du caractère utopique des politiques de plein-emploi, de la sur-puissance syndicale, des conséquences nocives des politiques économiques. En 1970, l’IEA publie la thèse quantitative de la monnaie de Milton Friedman qui constitue une condamnation radicale de la politique monétaire keynésienne. Friedman préconise la réduction des déficits de l’État afin de contrôler l’augmentation de la masse monétaire.

Dans les années soixante-dix, qui sont les années de la conversion pour de nombreux hommes politiques britanniques, on assiste à un rapprochement entre les conservateurs et les libéraux, un mariage entre les héritiers de Burke et de Smith.

Afin de soutenir cette dynamique de conversion libérale, des membres du Parti conservateur (dont Margaret Thatcher et Keith Joseph) créent le Centre for Policy Studies, en 1974. En 1977, une autre organisation voit le jour : l’Adam Smith Institute. La Grande-Bretagne entre dans une période de « révolution conservatrice ». La victoire de Thatcher en 1979 consacre la réussite des think tanks néo-libéraux. Des membres de ces organisations tels que Geoffrey Howe et Nicholas Ridley constituèrent les piliers des gouvernements conservateurs [17].

Cette rapide histoire des think tanks néo-libéraux souligne le poids politique des conceptions économiques de Hayek. À partir de la Société du Mont-Pèlerin, il a su imposer son idée de l’État (minimal, sans aucun pouvoir d’intervention économique) et du marché (« laisser-faire »). Preuve de son hégémonie intellectuelle, il reçoit le prix Nobel en 1974, puis le voit attribuer à six de ses amis ultra-libéraux : Milton Friedman (1976), George Stigler (1982), James Buchanan, Maurice Allais (1988), Ronald Coase (1991) et Gary Becker (1992). D’une certaine façon, c’est le programme qu’il avait formulé dans son ouvrage La Constitution de la liberté, qui s’est imposé comme « pensée économique unique » à la fin du XXe siècle.

Références

1. Gilles Dostaler, Le libéralisme de Hayek, Éditions La Découverte, Paris 2001.
2. F. A. Hayek, La route de la servitude, Presses universitaires de France, Paris, 1946, p. 56-57.
3. Ces thèmes sont empruntés au philosophe autrichien Karl Popper, auteur de Misère de l’historicisme et de La société ouverte et ses ennemis. Son œuvre épistémologique constitue le fondement théorique de la critique autrichienne du marxisme. Hayek, admirateur et ami de Popper, invite le « maître » à la London school of economics. Il est reçu chevalier en 1965. Il est le maître à penser de George Soros qui met en avant l’idée d’« Open society ».
4. Ibid., p. 86-87.
5. F. A. Hayek, La constitution de la liberté, Litec, Paris, 1994, p. 285.
6. Raymond Aron, en 1951, participe à la quatrième réunion internationale de la Société du Mont-Pélerin (Beauvallon-France) ; son intervention s’intitule « Du préjugé favorable à l’égard de l’Union soviétique ».
7. La conférence internationale de Milan (1955) est la cinquième réunion de ce type après Berlin, Bruxelles, Bombay et Hambourg.
8. Hugh Gaitskell, Sidney Hook, Michael Polanyi, Raymond Aron et Friedrich Hayek. Pierre Grémion, Intelligence de l’anticommunisme, Le Congrès pour la liberté de la culture à Paris, 1950-1975, Fayard, 1995, p. 161.
9. « J’ai été frappé, disait l’orateur, en lisant les communications qui nous ont été distribuées, qu’à chaque fois que la liberté est menacée nombreux sont ceux qui, au lieu de tenter de la défendre, cherchent à définir de nouvelles libertés. Ainsi finit-on par perdre de vue ce qui constitue le socle de nos libertés fondamentales. J’ai l’impression que la doctrine hostile à la propriété, si caractéristique de notre époque, a ruiné complètement la compréhension des conditions essentielles de la liberté ». Pierre Grémion, Intelligence de l’anticommunisme, p. 174.
10. Le colloque réunit vingt-six intervenants. Le philosophe Raymond Aron rencontre Hayek, alors professeur à la London school of economics et son mentor Mises, professeur à Genève. Ces contacts seront confirmés lors de la mise en place du Congrès pour la liberté de la culture.
11. Walter Lippmann, né à New York en 1889, fut diplomate avant de devenir l’un des journalistes les plus écoutés de son temps. En 1917, il entre dans l’administration démocrate et participe à l’élaboration des quatorze points de Wilson [[« Les quatorze points du président Wilson », par Woodrow Wilson, Réseau Voltaire.
12. Louis Rougier et Jacques Chevalier, ministre de l’Éducation nationale puis de la santé en 1940 et 1941, ont négocié des accords secrets Churchill-Pétain. La France de Vichy, 1940-1944, de Robert O. Paxton, Seuil, 1973. (p. 133).
13. Keith Dixon, Les Évangélistes du marché, Raisons d’agir.
14. La Société du Mont Pèlerin a aussi été financée par le William Volker Charities Trust. L’organisation mise en place par un riche grossiste de Kansas City a joué un rôle important dans la construction d’une école spécifiquement anti-interventionniste ; les crédits William Volker ont rendus possibles les transferts de Mises à la New York University business school, de Hayek au Committee on social thought de l’université de Chicago et de Aaron Director à l’École de droit de Chicago. Dorval Brunelle, Hayek et Pinochet, Ultra libéralisme et terreur politique, conférence donnée le 11 Septembre 2003.
15. Le jeune professeur Milton Friedman accompagne le groupe d’économistes de l’université de Chicago (Frank Knight, George Stigler). Ils seront les principaux artisans de la diffusion des thèses hayèkienne aux États-Unis. Dés 1944, La route de la servitude est publié par les Presses universitaires de Chicago. Les travaux de Milton Friedman ont été financés par la Hoover institution on war, revolution and peace, une organisation fondée en 1919 et domiciliée à Stanford. Ses thèses ont servi de bible à la génération des Chicago boys qui ont conseillé des chefs d’État comme le général Pinochet. George Susan, « Mythologies contemporaines, Comment la pensée devint unique », Le Monde diplomatique, août 1996.
16. Entre 1957 et 1986, les fondations Relm et Earhart versent 245 820 dollars à la Société du Mont-Pèlerin.
17. François Poirier, « Génération Thatcher, La culture politique de Angleterre », Culture et société.

Par la gentillesse de Réseau Voltaire

Les buts des médias

Yago Franco
Psychanalyste et écrivain de textes psychanalytiques et d’essais. Membre titulaire du Collège de Psychanalystes de l’Argentine et directeur de MAGMA, groupe inspiré dans l’oeuvre de Cornelius Castoriadis (www.magma-net.com.ar) et dédié à l’oeuvre dudit auteur.

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La clinique : la disparition d’un travail

Alberto Sanen Luna
Psychanalyste, professeur de l’Université de la Vallée du Mexique et de l’Université Insurgés. Affecté à l’Hôpital Psychiatrique Infantile “Dr. Juan N. Navarro” (Mexique).

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Communisons !

John Holloway
Avocat, docteur en Sciences Politiques, diplômé de l’Université d’Édimbourg et diplômé en hautes études européennes dans le Collège d’Europe. Professeur et enquêteur dans l’Institut de Sciences Sociales et Humaines de l’Université Autónome du Puebla (Mexique). Auteur de nombreux livres.
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La notion de « comportement normal » d’achat en psychologie du consommateur

Romain Cally *
Docteur en Sciences de Gestion, spécialité Psychologie du consommateur (Marketing).

Introduction

Il nous est tous arrivé un jour ou l’autre de nous demander si nos pensées, nos actes et comportements étaient « normaux ». Dans bien des cas, nous avons tendance à considérer qu’un comportement est « normal » lorsqu’il est partagé par le plus grand nombre d’individus : « Je voudrais simplement être normal, comme les autres, comme tout le monde ! ». Cela est encore plus vrai dans l’univers de la consommation où le marketing et la publicité génèrent par le biais d’images, de tendances et des modes, des comportements de consommation exceptionnels et donc atypiques, pouvant encourager certaines pathologies psychiques.

Comportement « normal » ou « ordinaire » d’achat ?

D’après Daniel Zagury (1998): « la normalité s’évalue mais ne se désigne pas ». En effet, la « normalité » est une notion complexe, ambiguë et floue. Elle est à définir (voire à redéfinir) en fonction de chaque individu. Aussi, ce qui paraît « normal » pour les uns peut être perçu comme « anormal » pour d’autres : c’est le cas par exemple de certains styles vestimentaires atypiques et extravagants chez les adolescents. Autrement dit, il est souvent plus aisé de percevoir « l’anormalité » d’une chose ou d’un comportement que sa « normalité », dans la mesure où la première attire directement l’attention alors que la seconde est difficilement perceptible voire inconsciente. Vos vêtements, la couleur de vos cheveux, votre manière de vous exprimer, vos idées ou vos comportements doivent s’inscrire « normalement » dans un contexte où on les juge appropriés, adéquats ou adaptés, dans le cas contraire, on peut donc très rapidement être accusé « d’anormal ». Cependant, force est de constater que la frontière qui sépare le « normal » de « l’anormal » est loin d’être évidente ni clairement établie. Il semble donc plus judicieux et avisé, comme le soulignent divers spécialistes, de considérer la « normalité » comme un « champ » plutôt que comme une ligne de conduite rigide et fixe. Dans le domaine de la consommation, il est donc plus opportun de parler de « comportement ordinaire » d’achat en lieu et place de « comportement normal » d’achat.

Le qualificatif « normal » dans la publicité : un effet de contraste

En règle générale, pour les publicitaires, le terme « normal », sauf exception, n’est pas un atout pour la vente d’un produit ou le succès d’une marque. En effet, pour susciter le rêve, le désir ou/et l’envie d’acheter, la publicité doit précisément « casser » l’aspect « normal » des produits (ou services) en suggérant des sensations, des émotions et des sentiments associés à la consommation (cf. publicité de « Sixt »).

Source : agence BETC Euros RSCG.

Par exemple, l’agence de location de voitures « Sixt » a repris et parodié, en 2012, le slogan de campagne de François Hollande à l’élection présidentielle, à savoir : « le changement c’est maintenant ! ». On pouvait y voir deux portraits du président, l’un avec l’air sérieux et bien coiffé et intitulé « un homme normal avant Sixt », et l’autre, l’image d’un président tout dépeigné et associé au slogan « un homme qui a loué un cabriolet chez Sixt », autrement dit, un homme qui a besoin d’un peu de fantaisie et de légèreté. Comme on peut le voir, dans la publicité, le qualificatif « normal » est davantage utilisé pour créer au niveau perceptuel un « effet de contraste » [1], lequel a pour but d’accentuer l’attractivité d’un produit ou d’une marque. La marque fait entrer les clients dans l’univers du non-conformisme et en revendiquant ostensiblement l’extravagance et la frivolité comme éléments de disruption [2].

Comportement inhabituel et pathologique d’achat

Qui pourrait se vanter de n’avoir jamais acheté un objet sans véritable besoin, ni réel désir, simplement par désœuvrement, par ennui ou encore pour compenser une frustration ou pour se consoler d’une déprime passagère ? Comme le souligne Michel Lejoyeux, un individu peut dévier du « comportement ordinaire » et se lancer dans « des achats inconsidérés lesquels renferment des fins utilitaires compréhensibles comme le narcissisme, la séduction, la recherche de plaisir ». Mais, cela doit être compris non comme les « symptômes » d’une pathologie mais comme un acte accompli dans la précipitation, l’impatience et l’euphorie, lequel relève davantage du domaine de l’impulsion que de la compulsion. En effet, il est nécessaire de rappeler que dans tout achat, peut exister une dimension « consolatrice », voire « compensatrice », sous-tendue par l’appropriation symbolique des valeurs identitaires sociales et « narcissisantes » du produit acheté (Adès, 2006). Par ailleurs, certains individus peuvent choisir d’économiser de l’argent et remettre à plus tard un acte d’achat dans le but de satisfaire un désir plus éloigné dans le temps. Économiser de l’argent en limitant ou en reportant ses dépenses n’est donc pas à considérer comme un comportement problématique ni asocial et encore moins pathologique, tant que « l’économie » ne devient pas une finalité.

Le continuum des comportements d’achat

D’après les spécialistes, les comportements d’achat peuvent être positionnés sur un continuum avec aux deux extrémités les « pathologies » liées à la consommation, à savoir : le syndrome de l’achat compulsif (oniomanie) et le refus maladif de dépenser (avarice). Ce sont des troubles du contrôle et de la personnalité bien connus en psychologie.



Figure 1 : Modèle de continuum des comportements d’achat (adapté de J. Adès, 2006)

Généralement, l’acheteur a un « comportement ordinaire » lorsqu’il est capable de garder le contrôle de ses achats. L’avare, de son côté, contrôle tout et n’achète rien même ce dont il a le plus besoin et l’acheteur compulsif, lui ne contrôle rien et achète tout, même ce dont il n’a pas besoin. L’un se bloque dans une rétention maladive (allant jusqu’à une restriction d’achat), l’autre au contraire se lâche dans une « incontinence » subite, irrépressible et sans limites.

Le marketing et les comportements d’achat des consommateurs

Il est important de souligner que certains individus vont être plus attentifs que d’autres aux messages publicitaires divulgués par les professionnels du marketing. Sur la figure 1, on distingue plusieurs comportements :

— Comportement « ordinaire » d’achat : l’individu garde ses facultés de contrôle (et de calcul) lesquelles lui évitent d’acheter « n’importe quoi » et/ou « n’importe comment ». Le besoin de se nourrir, de se vêtir, de se loger est inévitablement à l’origine de la plupart des achats. Les acheteurs sont néanmoins soumis à des désirs, des tentations et des sensations de manque avivés par le marketing omniprésent autour de la consommation. Selon Jean Adès (2006), l’acheteur « ordinaire » : « (…) ne peut être défini que comme réalisant ses achats, quels qu’ils soient, sous l’effet associé de ses besoins, de l’utilitaire, d’un désir suffisant de l’objet, d’une juste appréciation de ses moyens, sans lutte excessive contre la place naturelle de l’impulsion du coup de cœur, de la consolation, d’une utilisation équilibrée des propriétés symboliques de l’objet ». Le « comportement ordinaire » d’achat tend à se situer le long du continuum entre le comportement « économe » et « impulsif ». Etant donné que l’acheteur garde le contrôle de ses actes, l’omniprésence du marketing autour de lui peut créer un désir, pousser à l’achat, mais la dépense sera réfléchie et acceptée sans l’existence d’une grande tension psychique.

— En marketing, on parle « d’achat impulsif », comme d’un achat non planifié, non réfléchie par l’acheteur. L’achat suit immédiatement l’impulsion [3] et le consommateur ne désire pas mettre en œuvre une évaluation du bien-fondé de l’acte. Comme le dit Jean Adès « le sujet perçoit surtout une sensation de synchronie : impression d’être au bon endroit, au bon moment, que l’objet lui est destiné, qu’il est sien, qu’il faut s’en saisir ». Ce type d’acquisition est souvent provoqué, par une publicité sur le lieu de vente ou il y a le désir pressant de réaliser de bonnes affaires (promotions, soldes, arrivages limités, rotations rapides des collections, etc) ou encore grâce à un packaging original voire rare. Les variables situationnelles comme la pression du temps et de la foule peuvent réduire la capacité de « contrôle » de l’acheteur. Celui-ci dispose alors de moins de volonté pour résister à l’impulsion. Les soldes font par exemple peser la pression sur celui qui n’achète rien. Ils sont faits pour convaincre que vous perdez de l’argent en ne dépensant pas. Mais, au-delà des soldes (ou promotions), les professionnels du marketing ont mis au point plusieurs techniques de ventes qui réduisent le contrôle des acheteurs et favorisent le passage à l’acte d’achat, on peut citer par exemple le cas de la « vente flash » [4]. L’objectif de la « vente flash » est double : créer un sentiment d’urgence chez l’acheteur ainsi qu’une crainte de manquer la bonne affaire. Cette stratégie génère donc un stimulus à un moment précis lequel va déclencher une excitation que l’acheteur aura du mal à contenir et en règle générale, un sentiment de culpabilité post-achat plus ou moins léger peut survenir. Les ventes « flash » sont, par exemple, très utilisées dans le « e-commerce» : le site « EBay » ou encore « Amazon » proposent ainsi aux internautes des « daily deals », c’est-à-dire des promotions importantes sur plusieurs produits, et cela valables pour une seule journée. Sur certains sites Web, l’impulsivité dans l’achat est clairement encouragée, étant donné que l’acheteur n’a souvent que quelques minutes, voire quelques secondes pour se décider : le site « Papercut », une chaîne suédoise de distribution de produits culturels a mis en place une fonctionnalité (le « speedsale ») qui ne laisse que quatre secondes aux internautes pour saisir une offre promotionnelle. Si ce dernier n’achète pas dans l’instant, il manque l’offre et cela de manière irréversible.

— « L’achat compulsif » est une pathologie de la consommation survenant chez un individu qui ne peut se contrôler dans l’achat d’objets, le plus souvent en plusieurs exemplaires. L’objectif de l’acheteur ne consiste plus à réaliser une bonne affaire, mais à dépenser de l’argent (c’est le désir d’acquérir l’objet qui importe). Comme le souligne Jean Adès, « les achats pathologiques sont une addiction, au carrefour de l’impulsion et de la compulsion. Impulsion lors du geste initial, compulsion lorsque le manque pousse à reproduire un comportement malgré ses conséquences négatives ». L’achat est souvent sans grand lien avec le besoin réel ou l’utilité du produit acheté. Les produits achetés sont souvent stockés sans même être déballés. Au niveau psychologique, la « tension qui sous-tend la compulsion entraîne une perte du contrôle et les achats sont renouvelés pour tenter de maintenir un niveau suffisant de soulagement » (Fernández et al, 2004). L’individu achète pour la sensation de « bien-être » que génère le fait d’acheter, la dépense étant recherchée comme un « garant de pouvoir, de puissance et de valorisation narcissique » (Ades et Lejoyeux, 2002). L’individu compulsif semble rechercher dans l’achat une émotion positive pour « compenser » [5] une émotion négative, résultat d’une frustration qu’il n’arrive pas à canaliser. Cette manie peut être le symptôme d’une dépression latente : le déprimé compense le mal-être psychique qui l’accable par l’euphorie que lui procure l’achat du produit. Toutefois, l’achat compulsif est vraiment un faux ami de la dépression. L’objet, choisi en fonction de son pouvoir de consolation, est ainsi idéalisé dans un premier temps pour devenir, par la suite, source de déception, de désillusion et de culpabilité.

L’acheteur compulsif décrit par les psychiatres, est conscient des effets nuisibles, voire catastrophiques, de son comportement, pour lui comme pour les autres : surendettement, interdits bancaires, colère de ses proches, isolement, mythomanie, etc. Il est pleinement conscient de ses actes mais il ne peut tout simplement pas les contrôler.

Cette envie irrépressible d’acheter, s’apparente souvent à un besoin de drogue ou d’alcool. L’achat suscite une impression d’euphorie, comme dans les premiers temps d’une accoutumance à une drogue et on a ensuite tendance à augmenter la quantité, la fréquence ou encore la durée pour retrouver les premières sensations d’excitations (phénomène de tolérance).

L’acheteur compulsif doit faire face aux pressions de notre société de consommation : la publicité est omniprésente et les possibilités d’achat et techniques de ventes de plus en plus efficaces. Le  marketing peut encourager ce type de comportements pathologiques chez les individus. En effet, si l’on regarde attentivement, tout est mis en place pour ôter toute sensation de culpabilité chez l’acheteur. Les stratégies en vigueur pour activer la compulsion des acheteurs sont diverses et variées. Les slogans du type : « Achetez maintenant payer dans trois mois » ; « possibilité d’emprunter sans apport » ; achat de produits 100% remboursés ; paiement en « 3 fois sans frais », abondent dans les grandes surfaces ou sur les sites web. L’usage uniquement de la carte bancaire peut générer des comportements voire des croyances conduisant à vouloir dépenser davantage ou à accroitre la probabilité de dépenser de l’argent. La raison est assez simple : le paiement étant dématérialisé, il est donc moins culpabilisateur (cf. Ades et Lejoyeux, 2002). De plus, il est intéressant de noter que les avantages qu’offrent certaines cartes de paiement et de retrait peuvent être d’une efficacité redoutable : le « débit différé  » donne par exemple, l’illusion d’être plus riche à son détenteur et rend l’achat difficilement controlable pour un acheteur compulsif. La nouvelle fonctionnalité « sans contact » utilisant la technologie NFC (en anglais « Near Field Communication ») offre la possibilité d’acheter avec la carte bancaire sans même avoir à composer de code secret. Même si cela concerne des achats à faible montant, ce sont fréquemment des achats impulsifs ou compulsifs. Enfin, le paiement par carte bancaire sur Internet offre à l’acheteur une possibilité d’assouvir pleinement son besoin compulsif, en toute discrétion. Il y a fort à parier que la majeure partie des achats pathologiques se réalisent sur le « Web ».

L’acheteur « économe » va vouloir dépenser le moins possible, il va guetter « le bon coup », tout en recherchant si possible la qualité au meilleur prix. L’économe est un « calculateur », prudent, sa logique est limpide : « un sou est un sou ! ». Acheteur rationnel, il n’hésitera pas à peser le pour et le contre lors de chaque achat, à choisir l’option la plus profitable, la moins coûteuse, l’acte d’achat est soumis à une (très) grande réflexion. Aussi, pour faire des économies un acheteur a plusieurs options, par exemple : il peut envisager de fréquenter des magasins « discount », acheter des produits d’occasion (brocantes, etc), acheter prioritairement des articles en promotion ou soldés. Il peut aussi privilégier la location, n’acheter que ce qu’il juge indispensable, acheter des produits remboursables, utiliser des bons de réductions, pratiquer le troc, participer à des ventes aux enchères, etc. La société par le biais du marketing nous pousse à la consommation, mais n’hésite pas à suggérer au consommateur d’être plus économe. Il n’y a rien qu’à voir le succès des enseignes « discount », ou les produits dits de « premier prix » en France. Dans ces situations, l’acheteur a non seulement l’impression de faire des économies mais également d’avoir été plus intelligent (voire opportuniste) que les autres. Les spécialistes du marketing n’hésitent pas à communiquer ouvertement sur les éventuelles économies réalisables pour le client. Les stratégies de persuasion sont diverses et multiples, cela peut consister à proposer, des « offres de remboursement » aux acheteurs : c’est-à-dire offrir sur la présentation d’une preuve d’achat, une réduction différée sur le prix d’une marchandise ; à présenter l’économie réalisée directement à l’acheteur : par exemple, « profiter de l’offre X et économiser jusqu’à 120 euros sur l’année » (exposer l’économie de manière globale, cela donne l’impression à l’acheteur de « gagner » de l’argent) ;  à montrer par des publicités comparatives  que la marque ou l’enseigne est la moins chère du marché (par exemple, l’enseigne « Carrefour » a lancé ses premières publicités comparatives où elle matraque qu’elle est moins chère que ses concurrentes), etc. L’économie à faire peut se porter non plus sur le prix, mais la quantité dans l’offre de produits : la stratégie du « 3 pour 2 » est une technique qui consiste à proposer trois produits pour le prix de deux, quatre pour le prix de trois, etc. Ce procédé permet ainsi de vendre non pas un produit, mais au minimum deux. L’acheteur pense alors faire des économies, sans se rendre compte, sur l’instant, qu’il vient d’acheter plus de produits que nécessaire. On peut aussi citer une technique bien connue des consommateurs, mais devenue invisible dans l’univers de la vente, c’est la stratégie de « la reprise du produit ». Dans cette configuration, le consommateur rapporte son produit usagé et le distributeur/vendeur le lui rachète. C’est bien sûr une forme de rabais qui est motivant car le client a le sentiment que son produit possède encore une valeur, dont il sait tirer un bénéfice. C’est également pertinent dans l’ère du développement durable, puisque cela propage l’idée de recyclage et donc du consommateur « écologique ». Ce rachat est lié au renouvellement du produit. Les marques de biens de consommation coûteux (voitures, électroménagers, etc) utilisent cette technique de vente, mais cette stratégie tend à se développer pour d’autres biens. La marque « Apple » envisage, par exemple, de l’utiliser aux Etats-Unis pour « booster » les ventes de son nouvel « I-Phone ». Enfin, comment ne pas parler de ces outils créés par les professionnels du marketing sur Internet pour « capter » les acheteurs économes : c’est-à-dire les « comparateurs de prix» (« Kelkoo.fr », « idealo.fr », « prixmoinschers.com »). Ces « outils » Internet  n’ont qu’un seul et unique but, permettre à l’internaute de trouver le vendeur proposant le prix le moins élevé pour un produit ou service. Ces outils ciblent clairement les clients économes ou soucieux de dépenser le moins possible. Certaines enseignes de grande distribution alimentaire ont ainsi pris de l’avance sur leurs concurrents en proposant à leur clientèle leur propre comparateur de prix en ligne, comme « E.Leclerc » avec son site « quiestlemoinscher.com ».

Paradoxalement, les bons de réduction, les soldes ou/et les promotions peuvent à la fois motiver l’acheteur impulsif mais aussi l’acheteur économe. L’un va profiter de l’opportunité qui s’offre à lui pour se « faire plaisir », l’autre va saisir l’occasion pour diminuer ses dépenses. L’économie réalisée est fréquemment utilisée pour éviter des ennuis financiers (renflouer un découvert, éviter un surendettement, etc.) ou tout simplement, pour effectuer un achat couteux et plus éloigné dans le temps. Comme le dit Patrick Traube, « il faut faire la différence entre les économes ou les prévoyants qui ont des raisons objectives d’accumuler. Soit parce qu’ils ont de petits revenus, soit parce qu’ils ont vécu une période difficile sur le plan financier et veulent garder un bas de laine pour les coups durs, soit encore parce qu’ils ont été éduqués dans le respect de l’argent. Mais cette dernière situation peut mener à une forme mineure d’avarice. L’avare, lui, accumule pour sa jouissance ; c’est une pulsion qui ne répond à aucune réalité objective. »

Les comportements « avaricieux »

L’avarice est une maladie psychique qui prend la forme d’une dépendance à l’argent. Elle est parfois aussi gênante que le besoin de dépenser en permanence. Elle ne permet pas à l’individu de « jouir » de son argent, et fait préférer l’épargne au comportement d’achat hédoniste. Les avares sont, en quelque sorte, des « esclaves » de l’argent ; l’argent accumulé devient une manière de « compenser » un manque d’estime et d’amour de soi. C’est ce que veut signifier Alain Houziaux lorsqu’il écrit : « l’avarice est une forme de compensation narcissique par rapport au malheur d’être ce que l’on est et au sentiment de se sentir méprisé ». L’avare ne dépense rien, il retient tout, il est au-delà de la « rétention », il est dans la restriction. Selon Jean Adès (2006) : « Les satisfactions psychologiques de l’économie relèvent de la jouissance du contrôle, de la maitrise, de traits que Freud attribuait au caractère sadique-anal, lié selon lui à des fixations excessives au stade anal du développement libidinal de l’enfant ». Pour être plus précis, comme l’explique Patrick Traube, « l’avare s’est focalisé sur le stade anal de son développement mental : ‘‘fantasmatiquement’’, dans son imaginaire, sans en être conscient, il a l’impression que s’il relâche ce contrôle, il va devenir ‘‘incontinent’’, il va se vider de sa substance, il va se perdre ». Cette envie irrationnelle d’argent, correspond à une rage libidinale de tout garder et de ne rien dépenser. Toutefois, gardons-nous de croire que l’avare ne retire aucun plaisir de son comportement. Comme le souligne Alain Houziaux, « l’avarice est une jouissance, c’est la jouissance de posséder de l’argent » qui remplace la jouissance de dépenser. L’avare ne profite certes ni du fruit, ni de l’usufruit de son argent, mais profite de la jouissance générée par le fait de posséder de l’argent, d’accumuler de l’argent et surtout de ne pas « laisser sortir » de l’argent.

Pour les professionnels du marketing et de la publicité, on pourrait aisément dire « qu’au royaume de l’économie, l’avare est roi !». Depuis la crise, les mots « avarice », « pingrerie », « radinerie » ne sont plus perçus comme des tabous, tout au contraire, ce sont devenus des arguments de ventes. Les publicitaires poussent ainsi à l’épargne avec des produits spécifiques : placement sans risque, « Livret A », Plan d’Epargne Logement, Plan Epargne Retraite, etc. Et tous les arguments sont bons pour épargner. Les slogans comme « votre épargne vaut de l’or », « placer votre argent chez nous en toute sécurité, sans risque », ou encore « préparez l’avenir», « envie que votre épargne fasse des petits ? » sont des messages qui stimulent la thésaurisation et encouragent les comportements de «restriction». L’impôt est également une raison véhiculée par les marketers pour pousser les individus à épargner. En effet, l’avare n’aime pas dépenser, par conséquent il va chercher comment « alléger » au mieux sa fiscalité. Il va donc s’informer, se former ou encore, en dernier ressort, faire appel à des conseillers bancaires spécialisés dans ces questions qui vont lui proposer des solutions pour bénéficier des meilleures opportunités fiscales. C’est le cas par exemple des investissements « TEPA » qui attirent plus les individus intéressées par les réductions fiscales que par l’investissement proprement dit dans les « startups ». Il est donc manifeste que le marketing « surfe » sur la vague de la crise et les marques, étonnamment, n’hésitent plus à promouvoir directement « l’avarice » pour accroître leurs ventes  : c’est le cas du site internet d’achat et de vente en ligne « PriceMinister.com » avec sa campagne « devenez radin ! » ou encore le site « radins.com » spécifiquement consacré comme son nom l’indique aux économes et avares.

La peur du « manque »

On peut expliquer l’avarice, par le fait qu’une personne a dû vivre modestement durant une certaine période de sa vie. En effet, ceux qui ont eu des parents endettés, poursuivis par les huissiers, ceux qui ont connu les privations durant l’enfance, voire la pauvreté auront davantage tendance à « capitaliser » à l’âge adulte pour éviter de revivre un tant soit peu le « traumatisme » du manque et de l’insécurité d’antan. L’accumulation de l’argent les rassure et leur donne l’impression d’être protégé, immunisé contre la misère, contre un avenir qu’ils jugent incertain. Cependant, c’est un cercle vicieux : l’avare ne sera jamais satisfait de ce qu’il possède et désirera toujours plus d’argent.

La peur de la « mort »

Les pensées d’un avare sont couramment envahies de fausses croyances, de distorsions cognitives, de dramatisations et de conclusions hâtives. Comme le dit Alain Houziaux, « il y a incontestablement dans la thésaurisation une forme de quête d’immortalité ». En effet, dans la pensée collective, la fortune est souvent associée de manière symbolique au pouvoir, à la domination, au fantasme d’omnipotence (l’argent est le remède à tout et protège de tout). Ce qui explique d’ailleurs que les conduites avaricieuses se développent de plus en plus avec l’âge, comme si l’argent accumulé pouvait exorciser leur détenteur de la mort. Le marketing profite d’ailleurs de cette croyance pour véhiculer des messages prônant le pouvoir de l’argent, la sensation de toute puissance. Qui ne se rappelle pas de la fameuse campagne de la française des jeux avec ce gagnant au Loto national qui se permet de quitter son entreprise de manière éclatante, déguisé en canard et ponctué d’un « au revoir, président ! ». Le fantasme d’omnipotence généré par l’argent est un terreau fertile pour les professionnels de la publicité.

Avarice, une pulsion de mort ?

L’avare comme le souligne Alain Houziaux, prétend être animé par une pulsion de vie (accumuler de l’argent ou pouvoir en jouir ultérieurement), mais, en fait, cette pulsion de vie, par le fait même qu’elle n’est en réalité que fictive et n’est rien d’autre qu’un prétexte, qu’une illusion. Car la pulsion de vie se renverse en pulsion vers un objet sans vie (l’argent) auquel l’avare finit par s’identifier et finalement : « la pulsion de vie se gangrène en pulsion de mort ». Il préfère se contenter du strict minimum que ce soit au niveau alimentaire, vestimentaire ou encore du logement… simplement pour « amasser » davantage d’argent. Certains psychiatres assimilent ainsi l’avarice à une véritable dépendance. L’argent devient le produit dont on ne peut se passer, au même titre que la drogue pour les toxicomanes, un produit unique qui vient combler un manque affectif insatiable et une certaine angoisse de « vide intérieur ». Les avares sont finalement des « drogués » de l’épargne et comme toute drogue, cela affecte leur santé. En effet, non seulement l’avare a tendance à mal se nourrir lorsqu’il est isolé, mais ce dernier peut considérer une consultation médicale, l’achat de médicaments ou une hospitalisation comme une perte d’argent. Comme l’indique Patrick Traube, « tant que je retiens l’argent, je me sens plein, consistant », pense l’avare. Toute idée de dépenser de l’argent est dès lors vécue comme une menace pour son intégrité physique ». Par conséquent, il ne supportera pas l’idée de donner son argent à autrui et même à un médecin ou un établissement de santé.

En conclusion, la publicité et le marketing en général, créent une pression permanente dont le message suggère qu’il est impossible de vivre sans avoir tel ou tel comportement, tel ou tel produit, telle ou telle marque ou tel ou tel service. Sans compter que ces messages sont souvent contradictoires et paradoxaux : d’un côté, nous sommes invités à épargner coûte que coûte, à économiser pour notre avenir et ceux de nos enfants ; et de l’autre, à profiter des soldes, des promotions diverses, sans oublier de tenter notre chance le jour où le « Loto national » offre une super cagnotte. Au final, qu’est-ce qu’un comportement « normal » d’achat ? Cela pourrait consister, comme le dit précautionneusement William Lowenstein, à « (…) satisfaire un besoin en dépensant utile et s’accorder de temps à autre un plaisir, un luxe qui va au-delà de la stricte nécessité ».

Références

1. Effet perceptif de renforcement produit par l’opposition entre des personnes, des choses ou des situations qui sont présentées simultanément ou successivement, ayant pour conséquence de faire ressortir les différences, voire les oppositions et les contraires.
2. Stratégie publicitaire prônant la rupture inventée par Jean-Marie Dru en 1996. Son objectif est de différencier la marque et/ou le produit grâce à l’originalité de la communication publicitaire.
3. En psychologie, « l’impulsion » est une tendance à l’action irréfléchie et mal contrôlée par la volonté.
4. Une « vente flash » est une vente promotionnelle dont les conditions tarifaires sont limitées dans le temps.
5. La compensation vise, dans la plupart des cas, à rétablir un équilibre psychique normal et agit comme une sorte de régulation autonome du système psychique.

Références bibliographiques

ADES, J. et LEJOYEUX, M. (2002) : La fièvre des achats, éd. Les Empêcheurs de penser en rond. Le Seuil.
ADES, J. (2006) : « Psychopathologies des relations aux objets ». Séminaire international acheter ou louer les biens de consommation ? ESCP-EAP, 26 et 27 janvier 2006.
FERNÁNDEZ, L. ; BONNET, A. et LOONIS, E. (2004) : « Quelles sont les nouvelles formes d’addiction ?. Proteste, 100, p. 10-11.
FREUD, S.(1923) : « Pour introduire le narcissisme. Le moi et le ça » (Œuvres Complètes, PUF, Tome XVI).
HOUZIAUX, A (2009) : « L’avarice, la thésaurisation et la pulsion de mort ». Evangile et liberté n° 230, juin-juillet 2009.
LEJOYEUX, M. (2007) : Du plaisir à la dépendance : nouvelles addictions, nouvelles thérapies. Paris : Ed. de La Martinière, p. 363.
LOWENSTEIN, W. (2007) : Ces dépendances qui nous gouvernent : comment s’en libérer ? Aux Ed. Le Livre de poche.
SILLAMY, N. (2003) : Dictionnaire de psychologie. Éditions Larousse, coll. in extenso.
TRAUBE, P. (2003) : Péchés capitaux, péchés capiteux. Ed. L’Harmattan, 2003.
ZAGURY, D. (1998) : « Modèles de normalité et psychopathologie ». L’Harmattan, coll. Psychanalyse et civilisations, p. 106.

Contact

* Romain Cally. Docteur en sciences de gestion, spécialité psychologie du consommateur (marketing).
e-mail :
callyromain@hotmail.com