Introduction à une sociolinguistique de l’action : traitement inférentiel des réalités

Gwenolé Fortin
MCF 71ème section. Laboratoire LEMNA, Université de Nantes (France)
_____________________________________________________________________________________

Résumé

Ce texte s’inscrit dans le cadre d’un programme de recherche transdisciplinaire en SIC et en sciences cognitives. Il a pour objectif de montrer comment les individus humains construisent les réalités sociales en les interprétant en fonction des contextes (principe inférentiel). En s’appuyant sur des expériences issues de la psychologie sociale et/ou cognitive, il s’agit de montrer comment le langage, dans le cadre épistémologique d’une sociolinguistique de l’action, conditionne nos représentations de la réalité, et combien nous voyons ce que nous croyons.

Mots clés : langage, réalité, inférences, représentation, sens.

Abstract

This text is part of a cross-disciplinary research programme in ICS and cognitive sciences. It aims at showing how human beings build social realities by interpreting them according to context (inferential process). By relying on experiments stemming from social and/or cognitive psychology, the objective is to show how language, in the epistemological framework of an Action sociolinguistics, determines our representation of reality and to what extent we see what we believe in.

Key words : language, reality, inferences, representation, meaning.

« Tout étudiant qui a jamais attendu un coup de fil dans son dortoir un vendredi soir sait combien un téléphone silencieux peut être bruyant. »

(Birdwhistell, 1996, p. 70)

« La réalité n’est jamais donnée, elle est toujours, d’une certaine manière, inventée. »

(Watzlawick, 1996, p. 5)


1. Introduction

Si l’on pense communément que les mots sont des étiquettes posées sur le réel, l’épistémologie constructiviste en sciences du langage et en SIC pose plutôt que le langage construit le réel. Le locuteur – porteur de savoirs (organisés en systèmes de représentations) et de savoirs-faire (compétences linguistiques et situationnelles) co-construit avec les autres interlocuteurs des représentations de la réalité, un univers référentiel commun de significations partagées qui produit du sens.
L’approche constructiviste repose sur l’idée que notre image de la réalité, ou les notions structurant cette image, sont le produit de l’activité cognitive humaine en interaction avec cette même réalité, et non le reflet exact de la réalité elle-même. Elle suppose que les connaissances de chaque sujet ne sont pas une simple « copie » de la réalité, mais une « (re)construction » de celle-ci (Watzlawick, 1996), s’attachant à étudier les mécanismes et processus permettant la construction de la réalité chez les sujets à partir d’éléments déjà intégrés que le sujet restructure ou reconceptualise, en interne (Piaget, 1970).

Dans le cadre de ce qu’on pourrait appeler une sociolinguistique de l’action, le langage est pensé comme un moyen de produire du sens. Le langage en effet ne transmet pas seulement des savoirs ou des informations, mais il produit aussi des volontés – ou pour reprendre la terminologie d’Austin, il performe le monde (Austin, 1970).

La communication est un processus dialectique de co-construction de la réalité : celle-ci n’est plus une donnée qui serait décodée, traduite, véhiculée ou transportée par le langage (« métaphore du conduit ») mais elle se négocie et se renouvelle par des transactions sémantiques que les individus actualisent dans leurs interactions : « Les humains communiquent […] pour modifier et élargir l’environnement cognitif mutuel qu’ils partagent entre eux » (Ghiglione et Trognon, 1993, p.102-103).

Les pratiques discursives ne sont donc ni entièrement dépendantes ni indépendantes de leur contexte de production, mais elles construisent les contextes en même temps qu’elles les manifestent. Le langage n’est donc pas un code permettant de traduire, ou de transcrire le réel, mais ce qui permet de co-construire, dans et par l’interaction socio-langagière, des représentations de la réalité.

L’objet de notre article est de montrer comment cette construction procède d’une catégorisation du réel, liée à une sélection et à une interprétation de ce que nos organes sensoriels nous renvoient comme percepts [1] ; sélection et interprétation qui dépendent tout à la fois des contextes (socio-langagiers ou socio-culturels) et de nos attentes fondées sur ces mêmes contextes. L’individu, sur la base d’hypothèses interprétatives (inférences), construit des représentations de la réalité dont le sens est immanent aux contextes dans lesquels elle fait sens.

2. Notre perception de la réalité : une illusion construite par le cerveau

Depuis les sciences du comportement jusqu’aux sciences du langage, en passant par les sciences cognitives, les travaux en sciences de l’Homme montrent que l’être humain ne traite pas l’information, c’est-à-dire « la réalité », sans que celle-ci soit altérée, subjectivement réinterprétée (Delorme et Flückiger, 2003). Nous construisons le monde alors que nous pensons le percevoir : ce que nous appelons « réalité » est une interprétation, le résultat d’une construction (Watzlawick, 1996). Aussi, « de toutes les illusions, la plus périlleuse consiste à penser qu’il n’existe qu’une seule réalité » (Watzlawick, 1978, p. 7).

Les expériences menées en neurosciences (Fiori, 2006 ; Purves , 2005) confirment que le cerveau humain ne fournit pas une photographie du monde « extérieur » mais que sa « réalité » est le produit d’opérations cognitives complexes et que l’être humain, au même titre que les autres animaux, vit dans un monde qui lui est propre : celui de ses perceptions. [2] Il n’est pas en mesure, par exemple, de percevoir les ultrasons, le champ magnétique terrestre ou les champs électriques, à la différence des chauves-souris, des abeilles ou des serpents. Il est tout autant incapable de percevoir la température d’un objet. Aussi, toutes ces « composantes » de la réalité ne font tout simplement pas partie de « sa » réalité. Autrement dit, celle-ci est déjà, d’une certaine manière, « filtrée » par son appareillage physiologique ou biologique (systèmes visuels et auditifs, récepteurs olfactifs, sens kinesthésique, etc.).

Le cerveau humain reconstruit en permanence les informations, il est conditionné biologiquement à interpréter continuellement la réalité d’une certaine façon, c’est-à-dire à traiter les informations du monde réel en fonction de son système sensoriel. En d’autres termes, la réalité est sa réalité, une illusion construite par le cerveau et qui fait sens à l’échelle humaine.

3. Cadre théorique

Les grands courants théoriques sur la perception humaine – théorie de la Gestalt, théorie constructiviste de Piaget, théorie transactionnaliste d’Ames, théorie psychophysique de Gibson, théorie cognitive de Neisser – se sont tous confrontés aux « illusions perceptives », les envisageant comme la résultante de processus interprétatifs en relation de cohérence avec une expérience préalable du monde. Ces processus, organisant les informations sensorielles pour les rendre « cohérentes », sont appelés processus d’organisation perceptuelle (Rock, 2001). Et l’identification perceptuelle, nous allons le voir, dépend aussi de nos « attentes », tout autant que des propriétés physiques intrinsèques des objets ou des situations auxquelles nous sommes confrontés. Ainsi, selon Piaget, les illusions perceptives ne sont pas des exceptions à ce que serait une perception « normale » de la réalité : elles sont la manifestation de notre système de perception, illustrant la façon dont l’être humain structure ses champs perceptifs.

Pour la linguistique informationnelle (fondée sur la « métaphore du conduit  et relevant d’une linguistique immanentiste héritée des premières philosophies du langage), le langage dit le monde, il ne le crée pas – ou alors seulement sur le plan symbolique : le langage y est fondamentalement informationnel, c’est-à-dire qu’il transporte l’information de ce sur quoi il porte et qu’il dédouble (c’est le modèle du code : schéma Emetteur-Récepteur (Shannon et Weaver, 1949).

Avec l’approche constructiviste, la situation de communication procède d’une construction et n’est donc plus une donne statique – en rupture avec le paradigme classique (Ghiglione et Trognon, 1993).

Ces travaux ont ainsi permis de dépasser la linguistique informationnelle pour ouvrir à ce que nous avons appelé une sociolinguistique de l’action, dans laquelle le langage est envisagé comme un instrument de l’invention/négociation du monde : le monde n’est pas naturel, ou déjà là (vs. social ou symbolique) mais il advient, c’est-à-dire qu’il est à construire en permanence par le biais du langage.

4. Des inférences induites par les contextes

Le traitement neuronal d’une image visuelle par exemple (Hubel, 1994), en passant par le cortex visuel primaire, produit des opérations cognitives consistant à dériver une interprétation issue d’une observation préalable et tenue pour vraie (inférence). Dans la figure de Kanizsa (Gregory, 1997) proposée ci-dessous, le cerveau « prolonge », c’est-à-dire infère les segments graphiques de façon à construire/produire du sens, complétant ainsi spontanément la figure « suggérée » (un cube). Notre cerveau prolonge les segments graphiques hors des cercles noirs, sélectionnant les informations reconnues comme étant les plus pertinentes au regard du contexte graphique global proposé.

Nous verrons, notamment à travers les expériences de Condry ou Plassman, que le processus cognitif est de même nature pour les situations sociales. Autrement dit, nous n’avons pas accès à la réalité des objets ou des situations, mais nous posons des hypothèses interprétatives, traitant les informations comme compléments hypothétiques d’une « réalité » construite sur la base de l’expérience acquise – que ce soit pour voir un cube, ou n’importe quelle réalité plus complexe, communicationnelle/sociale.

Notre perception de la réalité est très éloignée de la photographie. Elle est à la fois le produit de la stimulation des photorécepteurs rétiniens et le résultat d’une construction mentale, à partir des messages nerveux reçus par le cerveau qui cherche à « produire du sens ». Ce n’est donc pas tant l’environnement qui agit sur l’individu mais ce dernier qui organise et structure son environnement perceptif. Le rapport individu/monde procède ainsi des mécanismes biologiques de structuration de nos champs perceptifs tout autant que des « habitudes » acquises au cours de notre développement.

5. Le principe inférentiel : éléments tests/éléments inducteurs

Toute représentation de la réalité est ainsi une illusion [3] qui repose sur la combinaison de deux éléments :

  • un élément inducteur (contextuel) qui induit la « déformation » ;

  • un élément test (la réalité, dans toutes ses composantes objectives) qui la subit.

Dans la figure ci-dessous, imaginée par le psychiatre allemand Müller-Lyer en 1889, les lignes du bas paraissent plus courtes que celles du haut :

Dans cet exemple, une même réalité, c’est-à-dire un même élément test (en l’occurrence les lignes horizontales de même longueur), est perçue/interprétée différemment en fonction de l’induction provoquée par l’orientation des flèches ou des cercles pleins/vides (éléments inducteurs).

Dans l’exemple suivant, nous percevons le même symbole graphique et c’est le contexte, grapho-sémantique, qui décide de notre interprétation : « B » ou « 13 » ; les éléments inducteurs – dans un cas le A et le C, dans l’autre le 12 et le 14 – générant l’interprétation d’une même réalité, en l’occurrence du symbole central (élément test).

Ce principe inférentiel, qui sous-tend notre rapport au monde réel, est ce qui nous permet aussi d’interagir avec celui-ci, nous permettant – on va le voir dans le point suivant – d’extraire de notre environnement sociocognitif les informations les plus pertinentes de façon à produire les réponses les plus adaptées aux situations (sur le principe de l’interprétation du B ou du 13). Les contextes et nos « attentes » issues de ces mêmes contextes induisent les hypothèses que le cerveau construit sur ce qui constitue « notre » réalité. Il s’agit là de la notion de disposition perceptive : elle prépare le cerveau à détecter un stimulus particulier dans un contexte donné (Bagot, 1999).

6. Perception sélective

Le test de lecture ci-dessous – l’effet Stroop – montre comment le cerveau opère systématiquement un traitement sélectif de l’information à interpréter, induit par le contexte proposé. Dans cet exemple, l’interprétation du code alphabétique apparaît plus prégnante que l’interprétation du code couleurs (exception faite pour les enfants en cours d’apprentissage de la lecture). Il nous est aisé en effet d’interpréter (autrement dit de lire) les mots « bleu », « rouge », « vert » ou « jaune » mais bien plus difficile d’énoncer les couleurs sans être « parasité » par l’information du code linguistique, car celle-ci fonctionne comme information prioritairement signifiante.

Le cerveau humain dispose ainsi d’une sorte de « grille perceptuelle » de la réalité, qui fait qu’il sélectionne, dans son environnement sociocognitif, ce qui est le plus signifiant, autrement dit ce qui fait le plus sens pour lui dans un contexte donné.

Le cerveau humain a évolué pour sélectionner prioritairement les informations jugées « importantes », de sorte que « nous ne voyons pas tout » (Simons et Chabris, 1999), et faisons spontanément l’économie des informations que nous jugeons non porteuses de sens. La vidéo intitulée « colour changing card trick » [4], créée par Richard Wiseman, illustre ce phénomène de perception sélective, ou de cécité attentionnelle : dans cette vidéo, cinq changements « massifs » dans notre environnement cognitif passent totalement inaperçus, parce qu’ils ne sont pas pertinents au regard du « scénario » proposé. Cet exemple est symptomatique de la façon dont le cerveau interprète ce qu’il voit en fonction de ses objectifs, ou horizons d’attente, occultant du même coup ce qui est hors contexte, hors scénario, c’est-à-dire ce qui – de façon générale – ne confirme pas ou ne valide pas ses hypothèses interprétatives. C’est ce que la psychologie cognitive appelle un biais de confirmation : les informations qui ne s’inscrivent pas dans la logique de nos raisonnements, ou de nos attentes, sont tout simplement occultées de notre champ perceptif/interprétatif, et donc plus largement de notre appréhension du monde réel. Ainsi par exemple, nous ne voyons pas spontanément le nourrisson figurant sur la photographie ci-dessous.


Le centre de notre attention relève donc à la fois de la propriété des objets et de nos objectifs ou attentes inhérents aux contextes, ce que nous désignons par horizons perceptifs.

Prenons l’exemple suivant d’une réalité graphique pour le moins étonnante :

sleon une édtue de l’Uvinertisé de Cmabrigde, l’odrre des ltteers dnas un mot n’a pas d’ipmrotncae, la suele coshe ipmrotnate est que la pmeirère et la drenèire lteetrs sinoet à la bnnoe pclae. Le rsete peut êrte dnas un dsérorde ttoal et vuos puoevz tujoruos lrie snas porblmèe.

Nous savons reconstituer la forme « selon une étude » à partir du signal informationnel « sleon une édtue », en fonction d’un horizon perceptif défini (qui peut ou non inclure par ailleurs un contexte sémantique) et de schémas de perception, de la même façon que nous savons « reconstruire » les mots d’une langue que nous connaissons, même lorsqu’ils sont « déformés » par un accent. Ce qui permet ici la reconstitution de la forme, c’est notre connaissance lexicale qui nous dit par exemple qu’il n’y a pas d’autre mot que « selon » qui puisse être formé par les lettres « sleon » et qui puisse débuter une phrase comme celle-ci. Les hypothèses étant limitées, nous sommes en mesure rapidement de sélectionner et de valider une hypothèse interprétative et faire une inférence sur la base des informations disponibles.

7. Les perceptions paradoxales

Dans les deux photographies proposées ci-dessous représentant trois voitures et sept personnages alignés, il nous semble que la voiture et le personnage situés au premier plan soient « plus petits » que les autres – alors qu’il s’agit de la même voiture reproduite trois fois aux mêmes dimensions, ainsi que du même personnage « copié-collé » sept fois.

Pourquoi ? Parce que, là aussi, notre horizon perceptif nous amène à situer spontanément la scène en contexte, c’est-à-dire dans un monde tridimensionnel. Or, des lignes qui convergent – celles formées en particulier par le trottoir dans la première photographie et le muret dans la seconde (éléments inducteurs) – induisent un point de fuite et par conséquent un éloignement. Nous devrions donc percevoir les trois voitures et les sept personnages de plus en plus « petits » (hypothèse interprétative générée par le cerveau) – ce qui n’est pas le cas. Pour résoudre ce conflit cognitif, notre cerveau met en œuvre un processus de rationalisation de la perception qui « compense » la dissonance [5] et, ce faisant, produit alors l’illusion visuelle – ou perception paradoxale – de voitures et de personnages de tailles différentes.


Ces différents exemples montrent bien que tout traitement cognitif d’une réalité est en fait une mise en représentation, construite sur des inférences induites par des éléments contextuels générant des horizons perceptifs – que ces contextes soient graphiques (nous l’avons vu), mais aussi culturels ou sociaux (nous allons le voir) – ce phénomène d’illusion ne se limitant pas aux seules modalités de perception visuelle primaire.

8. Déclinaison du principe inférentiel aux réalités sociales/communicationnelles

Nous pouvons décliner ce principe inférentiel (éléments tests/éléments inducteurs) à des réalités plus complexes, telles que les situations sociales/communicationnelles. Les contextes socio-langagiers ou socio-culturels agissent – au même titre que les contextes graphiques dans nos exemples précédents – comme des filtres affectant nos représentations, c’est-à-dire nos « façons de voir » ou de penser les réalités. Notre perception des situations sociales est de la même façon une « illusion » conditionnée par des éléments inducteurs que sont le langage et/ou la culture – illusion que nous cherchons à rationaliser pour qu’elle fasse sens, c’est-à-dire qu’elle réponde à nos horizons d’attentes ; de sorte que nous voyons ce que nous croyons.

Par exemple, dans une célèbre expérimentation menée par Condry (Condry et Condry, 1976), on demande à des sujets de visionner un film (élément test) dans lequel un jeune enfant de 11 mois est en train de jouer (mais dont on ne peut déterminer l’identité du sexe biologique). Dans une première condition expérimentale, les chercheurs demandent aux sujets d’évaluer le comportement du petit garçon, alors que dans une seconde condition expérimentale, ils leur demandent cette fois d’évaluer le comportement de la petite fille. Les résultats de l’expérience montrent que les évaluations divergent en fonction de l’amorçage sémantique portant sur l’identité sexuelle de l’enfant (élément inducteur) : les sujets de la première condition expérimentale décrivant toujours l’enfant comme plus colérique, plus turbulent, plus distrait que ceux de la seconde condition expérimentale. Dans cette expérimentation, l’élément inducteur est socio-culturel et concerne les attributs d’un stéréotype portant sur l’identité du sexe social (par opposition au sexe biologique) : les petits garçons seraient plus turbulents que les petites filles. Autrement dit, les sujets de l’expérience voient ce qu’ils croient, tout en sélectionnant les informations (perception sélective) confirmant leurs attentes, fondées sur des stéréotypes culturels – des schèmes perceptifs associés à certaines catégories de personnes. [6]

Le langage humain n’est donc pas un code qui permettrait de traduire le réel (paradigme de la linguistique informationnelle) mais il s’organise autour du même principe inférentiel, construisant des représentations de la réalité (paradigme de l’épistémologie constructiviste) qui, dans leur expression même, sont solidaires du langage, fonctionnant comme un « savoir » organisé sur le monde.

9. Je vois ce que je crois

Dans une étude publiée en 2008 (Plassmann et al., 2008), Hilke Plassmann, chercheuse à l’INSEAD, montre que la perception gustative de la qualité d’un vin (élément test) est directement corrélée au prix affiché sur l’étiquette (élément inducteur). Concrètement, elle observe par neuroimagerie (scanner IRMf) que le cortex orbitofrontal, participant à la sensation de plaisir, s’active différemment chez des sujets testés pour un même vin à 90 € (première condition expérimentale) ou à 10 € (seconde condition expérimentale).

De même, de récentes études en neurosciences confirment que ces éléments inducteurs (contextes culturels) affectent et biaisent le traitement sensoriel d’un individu lors de l’ingestion d’un liquide. Ainsi, Samuel McClure et son équipe du Baylor College of Medecine de Houston (McClure et al., 2004) ont montré que pour deux boissons gazeuses de composition chimique relativement équivalente (élément test), la préférence ne se traduisait pas seulement en un traitement sensoriel au niveau cérébral mais qu’à la simple vision de la marque de la boisson leader sur le marché mondial (élément inducteur), on observe chez les sujets une activation plus intense de l’hippocampe, zone du cerveau associée à la mémorisation.

Concrètement, on demande aux sujets si leur préférence de consommateur va à la boisson Coca Cola ou Pepsi Cola. Résultat du sondage d’opinion : la majorité des sujets accordent leur faveur à Coca-Cola. [7] Dans un deuxième temps, on effectue un test de consommation en aveugle, sans citer les marques, et ces mêmes sujets déclarent alors préférer Pepsi-Cola. Cette dégustation à l’aveugle, réalisée sous scanner par résonance magnétique fonctionnelle, révèle que le putamen (zone importante dans le circuit du plaisir, cf. photographies ci-dessous) réagit violemment quand les sujets consomment du Pepsi-Cola (étoile bleue) et visiblement moins quand il s’agit du CocaCola (point rouge).

Enfin, lorsque les sujets voient ce qu’ils consomment (troisième phase de l’expérience), c’est-à-dire visualisent les deux marques, ces mêmes sujets déclarent cette fois préférer Coca-Cola, confirmant ainsi le sondage initial. Et à ce stade de l’expérience, le putamen n’est plus activé lors de l’ingestion du Pepsi-Cola ; cette fois c’est la zone du cortex préfrontal et l’hippocampe – c’est-à-dire la zone de la conscience et de la mémoire (en vert sur la photographie ci-dessous) – qui s’active.


Conclusion de l’expérience : les sujets voient ce qu’ils croient. Lorsqu’ils voient ce qu’ils consomment, leur préférence gustative s’accorde avec leur croyance (révélée par le sondage initial).

Ainsi, à la simple vision de la marque, la zone du cerveau associée à la mémorisation, l’hippocampe, s’active, inhibant la zone du plaisir (le putamen), supplantant la préférence « réelle » des sujets révélée par le test en aveugle. Autrement dit, l’imagerie Coca-Cola, le branding Coca-Cola (puissance de la marque, cohérence de la communication, habitudes de consommation, etc.), induit la perception (ici gustative) des sujets.

Déjà en 1966, Valins (1966) mettait au point un protocole expérimental destiné à montrer l’influence d’éléments contextuels culturels extérieurs au sujet sur les jugements d’attirance d’individus de sexe masculin. La tâche des sujets consistait à estimer leur attirance à l’égard de photographies présentant de jeunes femmes nues, issues du magazine Play-Boy (élément test). Il était expliqué aux participants que leur rythme cardiaque sera enregistré tout au long de l’expérimentation à l’aide d’un appareil approprié et que leurs battements cardiaques seront entendus dans tout le laboratoire, et donc par le sujet lui-même. En réalité, ces battements cardiaques, tantôt rapides, tantôt lents, ne sont pas ceux du sujet mais sont préenregistrés et associés aux photos de façon aléatoire. Les résultats de l’expérience réalisée par Valins montraient que les femmes sur les photos sont estimées d’autant plus attirantes qu’elles ont été associées, par l’expérimentateur, à des battements cardiaques rapides.

Ainsi, tout se passe comme si les sujets, incapables de porter un quelconque jugement sur les photographies présentées, appuient leur évaluation sur les battements cardiaques qu’ils croient être les leurs, donc par rapport à des éléments extérieurs. Valins et al. (1972) montrera ensuite que les préférences persistent même lorsque le sujet est informé de la manipulation dont il a été victime (principe de rationalisation).

Toutes ces expériences montrent combien les informations (éléments inducteurs) contenues dans la publicité ou sur les étiquettes d’un produit alimentaire (arguments nutritionnels par exemple) peuvent induire l’appréciation (réelle) de son goût. Elles illustrent aussi combien des éléments extérieurs, contextuels, affectent nos perceptions des réalités, générant des inférences simples dans le traitement informationnel (qualité=prix, qualité=marque, etc.), et qui perdurent même lorsque le protocole expérimental est révélé aux sujets. Ainsi, révéler par exemple pour l’expérience de Plassman que les deux bouteilles contiennent le même vin (et que seules les étiquettes affichant le prix ont été modifiées) ne suffit pas à modifier la perception gustative du sujet/consommateur. Celui-ci, en dissonance cognitive (Festinger, 1957), tend à rationaliser sa perception pour réduire son état de dissonance en mobilisant des arguments justifiant sa préférence (une bouteille ouverte avant l’autre, d’infimes variations de températures entre les deux bouteilles, etc.).

Ces biais cognitifs dans le traitement informationnel et la perception des réalités conduisent publicitaires et marketeurs à élaborer des techniques d’influence qui affectent le comportement du consommateur, jouant sur les éléments inducteurs simples : prix psychologiques, prix à terminaison 9, effet de sous-détermination, effet de simple-exposition, lieux de vente et musiques d’ambiance, etc. (Joule et Beauvois, 2002).

Dans le même esprit, le marketing politique, s’intéressant, lui, au comportement du citoyen/électeur, utilise les mêmes ressorts liés au traitement inférentiel des réalités (Fortin, 2006). De fait, que l’on vende un produit, une personnalité ou un parti politique, le storytelling (la machine à fabriquer des histoires) est aujourd’hui de rigueur, car ce qui prime c’est toujours le schéma narratif (amorçage sémantique) : une structure narrative construite comme une publicité recouvre en effet l’ensemble de ces objets « à vendre » (Soulier, 2006). Le storytelling politique, avec sa cohorte de consultants, de scénaristes hollywoodiens et de publicitaires, est apparu au milieu des années 1980. Le storytelling management, une nouvelle école de direction d’entreprises, connaît même depuis 2001 un succès croissant dans des firmes comme Disney, McDonald’s, Coca-Cola, Adobe, IBM, Microsoft. « La NASA, Verizon, Nike et Lands’ End considèrent le storytelling comme l’approche la plus efficace aujourd’hui dans les affaires », écrit Lori Silverman, directeur d’une société de conseil en management. [8]

10. Conclusion

L’effet de vérité ne résulte donc pas de l’adéquation entre le réel et le représenté (théorie du signe et logique informationnelle) mais de la co-incidence entre deux cognitions : deux discours, deux identités socio-langagières, qui donnent forme au monde, et le créent – même rétrospectivement (principe de rationalisation).

Dans cette perspective, le langage ne peut plus simplement être assimilé à des séquences de signes qu’il s’agirait de décoder, mais il est bien davantage porteur d’indices permettant d’inférer, c’est-à-dire de prolonger des segments sémantiques, telles que les intentions de celui qui parle ou agit d’une certaine façon. C’est toujours un contexte, relationnel par exemple, qui permet de donner sens à une interaction langagière ; considérant que tout locuteur produit un énoncé pertinent – selon le Principe de pertinence (Sperber et Wilson, 1989) –, les interactants l’insèrent dans un contexte interprétatif. [9] Varela explique ainsi que « la communication ne se traduit pas par un transfert d’informations depuis l’expéditeur vers le destinataire, mais plutôt par le modelage mutuel d’un monde commun au moyen d’une action conjuguée : c’est notre réalisation sociale, par l’acte de langage, qui prête vie à notre monde » (Varela, 1990, p.115). Ainsi, nos interactions n’ont de sens que dans un « enlacement » mutuel aux contextes, dans la mesure donc où il n’y a pas qu’un seul monde (déjà constitué), mais des mondes, des réalités à négocier, c’est-à-dire tout un univers référentiel à « construire », pour le rendre commun.

Notre perception de la réalité est le produit d’interprétations contextuelles (sociales, culturelles, langagières…), construites par et à travers le langage, dans la mesure où toute situation sociale/communicationnelle (élément test) n’est signifiante que dans un contexte (élément inducteur) induisant des hypothèses interprétatives (principe inférentiel).

Rompant avec la linguistique structurale interne, cette sociolinguistique de l’action fait du langage fondamentalement un acte politique : l’instrument de l’invention/négociation du monde. Le langage ne dit pas – car il ne peut pas dire – le monde : il crée du sens, servant non plus seulement à communiquer ou à transmettre de l’information sur un monde déjà là, mais à concrétiser un monde en devenir.

Réferénces

1. Un percept désigne ce qui est perçu, c’est-à-dire le résultat phénoménologique, ou vécu, du processus de perception. (Bagot, 1999 ; Rock, 2001).
2. Le terme de perception se réfère au processus d’ensemble qui englobe l’appréhension des objets et des événements dans l’environnement. (Rock, 2001 ; Bagot, 1999).
3. L’utilisation de ce terme n’engage pas ici de thèses philosophiques et se restreint au champ de la psychosociologie ; l’illusion pouvant se définir une expérience perceptive « erronée » mais partagée par les individus placés dans le même environnement perceptif. Elle procède d’un processus de construction et d’interprétation perceptive. (Ninio, 1998).
4. Voir : http://www.youtube.com/watch?v=voAntzB7EwE&feature=channel, (page consultée le 6 octobre 2009).
5. Il y a incompatibilité entre ce que je vois (trois voitures de même taille) et ce que je voudrais voir (trois voitures de plus en plus petites)… je crée alors une représentation visuelle « aberrante » consistant à voir autre chose : trois voitures de plus en plus grandes.
6. Ces constructions finissent même parfois par s’imposer socialement, venant ainsi renforcer le stéréotype. (Leyens, 1996).
7. Adapté de l’article « Accroître la compréhension et la notoriété de la marque » (extrait augmenté de Matière Grise, n°26, rtbf 1, 24/01/06, interview d’Arnaud Pêtre neuromarqueteur, UCLouvain/IAG. Voir :http://www.neuromarketing.be/applications2.htm (page consultée le 19 mars 2010).
8. Adapté de Le Monde diplomatique, Archives – Novembre 2006. Voir:http://www.monde-diplomatique.fr/2006/11/SALMON/14124 (page consulté le 9 avril 2010).
9. C’est l’objet même de la socio-pragmatique : décrire comment l’auditeur construit, pour chaque nouvel énoncé, un contexte permettant de formuler des inférences.

Références bibliographiques

AUSTIN, J. L. (1970) : Quand dire c’est faire. Paris, France : Éditions du Seuil.
BAGOT, J.-D. (1999) : Information, sensation et perception. Paris, France : Armand Colin.
BIRDWHISTELL, R. L. (1996): Communication, anthropologie et linguistique. Dans Winkin, Y. (dir.). Anthropologie de la communication. De la théorie au terrain. Paris, France: Editions du Seuil.
CONDRY, J. et CONDRY, S. (1976) : “Sex differences : A Study of the Eyes of the Beholder” dans Child Development, 47, 812-819.
DELORME, A., et FLÜCKIGER, M. (2003) : Perception et réalité. Bruxelles, Belgique : De Boeck.
FESTINGER, L. (1957): A theory of cognitive dissonance. Stanford, CA: Stanford University Press.
FIORI, N. (2006) : Les neurosciences cognitives, Paris, France: Armand Colin.
FORTIN, G. (2006): « Une dérive néo-sophistique ? Les pratiques argumentatives dans les débats politiques télévisés » dans Communication & Langages, Dialogues politiques : images et miroirs, 148, 53-68.
GHIGLIONE, R. et TROGNON, A. (1993) : Où va la pragmatique? De la pragmatique à la psychologie sociale. Grenoble, France : Presses Universitaires de Grenoble.
GREGORY, R. (1997): Eye and Brain: The Psychology of Seeing. Princeton, NJ: University Press.
HUBEL, D. (1994) : L’œil, le cerveau et la vision. Les étapes cérébrales du traitement visuel. Paris, France : Editions Belin.
JOULE, R.-V. et BEAUVOIS, J. L. (2002) : Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens. Grenoble, Paris : Presses Universitaires de Grenoble.
LEYENS, J.-P. (1996) : Stéréotypes et cognition sociale. Sprimont, Belgique : Mardaga.
McCLURE, S. M.; LI J.; TOMLIN, D.; CYPERT, K. S.; MONTAGUE, L. M. et MONTAGUE, P. R. (2004) : “Neural correlates of behavioral preference for culturally familiar drinks” dans Neuron, 44, 379-387.
NINIO, J. (1998) : La science des illusions. Paris, France : Odile Jacob.
PIAGET, J. (1970) : Psychologie et épistémologie. Paris, France : Denoël.
PLASSMANN, H.; O’DOHERTY J.; SHIV, B. et RANGEL, A. (2008) : “Marketing actions can modulate neural representations of experienced pleasantness” dans Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, 105, 1050-1054.
PURVES, D. (2005) : Neurosciences. Bruxelles, Belgique : De Boeck.ROCK, I. (2001) : La perception. Bruxelles, Belgique : De Boeck.
SIMONS, D. J. et CHABRIS, C. F. (1999) : “Sustained Inattentional Blindness for Dynamic Events” dans Perception, 28 (9), 1059-1074.
SHANNON, C. E. et WEAVER, W. (1949): The mathematical Theory of communication. New-York, NY: University of Illinois Press.
SOULIER, E. (dir.). (2006) : Le Storytelling, Concepts, outils et applications. Paris, France : Hermès-Lavoisier.
SPERBER, D. et WILSON, D. (1989) : La pertinence. Communication et cognition. Paris, France : Editions de Minuit.
VALINS, S. (1966): “Cognitive effects of false heart-rate feedback” dans Journal of Personality and Social Psychology, 4, 400-408.
VALINS, S.; JONES, E. E.; KANNOUSE, D. E.; KELLEY, H. H.; NISBETT, R. E.; WEINER, B. (1972): Attribution: Perceiving the Causes of Behavior. Morristown, NJ: General Learning Press.
VARELA, F. J. (1990) : Connaître les sciences cognitives, tendances et perspectives. Paris, France : Editions du Seuil.
WATZLAWICK, P. (1978) : La réalité de la réalité. Paris, France : Éditions du Seuil.
WATZLAWICK, P. (1996) : L’invention de la réalité. Paris, France : Éditions du Seuil.