La notion de « comportement normal » d’achat en psychologie du consommateur

Romain Cally *
Docteur en Sciences de Gestion, spécialité Psychologie du consommateur (Marketing).

Introduction

Il nous est tous arrivé un jour ou l’autre de nous demander si nos pensées, nos actes et comportements étaient « normaux ». Dans bien des cas, nous avons tendance à considérer qu’un comportement est « normal » lorsqu’il est partagé par le plus grand nombre d’individus : « Je voudrais simplement être normal, comme les autres, comme tout le monde ! ». Cela est encore plus vrai dans l’univers de la consommation où le marketing et la publicité génèrent par le biais d’images, de tendances et des modes, des comportements de consommation exceptionnels et donc atypiques, pouvant encourager certaines pathologies psychiques.

Comportement « normal » ou « ordinaire » d’achat ?

D’après Daniel Zagury (1998): « la normalité s’évalue mais ne se désigne pas ». En effet, la « normalité » est une notion complexe, ambiguë et floue. Elle est à définir (voire à redéfinir) en fonction de chaque individu. Aussi, ce qui paraît « normal » pour les uns peut être perçu comme « anormal » pour d’autres : c’est le cas par exemple de certains styles vestimentaires atypiques et extravagants chez les adolescents. Autrement dit, il est souvent plus aisé de percevoir « l’anormalité » d’une chose ou d’un comportement que sa « normalité », dans la mesure où la première attire directement l’attention alors que la seconde est difficilement perceptible voire inconsciente. Vos vêtements, la couleur de vos cheveux, votre manière de vous exprimer, vos idées ou vos comportements doivent s’inscrire « normalement » dans un contexte où on les juge appropriés, adéquats ou adaptés, dans le cas contraire, on peut donc très rapidement être accusé « d’anormal ». Cependant, force est de constater que la frontière qui sépare le « normal » de « l’anormal » est loin d’être évidente ni clairement établie. Il semble donc plus judicieux et avisé, comme le soulignent divers spécialistes, de considérer la « normalité » comme un « champ » plutôt que comme une ligne de conduite rigide et fixe. Dans le domaine de la consommation, il est donc plus opportun de parler de « comportement ordinaire » d’achat en lieu et place de « comportement normal » d’achat.

Le qualificatif « normal » dans la publicité : un effet de contraste

En règle générale, pour les publicitaires, le terme « normal », sauf exception, n’est pas un atout pour la vente d’un produit ou le succès d’une marque. En effet, pour susciter le rêve, le désir ou/et l’envie d’acheter, la publicité doit précisément « casser » l’aspect « normal » des produits (ou services) en suggérant des sensations, des émotions et des sentiments associés à la consommation (cf. publicité de « Sixt »).

Source : agence BETC Euros RSCG.

Par exemple, l’agence de location de voitures « Sixt » a repris et parodié, en 2012, le slogan de campagne de François Hollande à l’élection présidentielle, à savoir : « le changement c’est maintenant ! ». On pouvait y voir deux portraits du président, l’un avec l’air sérieux et bien coiffé et intitulé « un homme normal avant Sixt », et l’autre, l’image d’un président tout dépeigné et associé au slogan « un homme qui a loué un cabriolet chez Sixt », autrement dit, un homme qui a besoin d’un peu de fantaisie et de légèreté. Comme on peut le voir, dans la publicité, le qualificatif « normal » est davantage utilisé pour créer au niveau perceptuel un « effet de contraste » [1], lequel a pour but d’accentuer l’attractivité d’un produit ou d’une marque. La marque fait entrer les clients dans l’univers du non-conformisme et en revendiquant ostensiblement l’extravagance et la frivolité comme éléments de disruption [2].

Comportement inhabituel et pathologique d’achat

Qui pourrait se vanter de n’avoir jamais acheté un objet sans véritable besoin, ni réel désir, simplement par désœuvrement, par ennui ou encore pour compenser une frustration ou pour se consoler d’une déprime passagère ? Comme le souligne Michel Lejoyeux, un individu peut dévier du « comportement ordinaire » et se lancer dans « des achats inconsidérés lesquels renferment des fins utilitaires compréhensibles comme le narcissisme, la séduction, la recherche de plaisir ». Mais, cela doit être compris non comme les « symptômes » d’une pathologie mais comme un acte accompli dans la précipitation, l’impatience et l’euphorie, lequel relève davantage du domaine de l’impulsion que de la compulsion. En effet, il est nécessaire de rappeler que dans tout achat, peut exister une dimension « consolatrice », voire « compensatrice », sous-tendue par l’appropriation symbolique des valeurs identitaires sociales et « narcissisantes » du produit acheté (Adès, 2006). Par ailleurs, certains individus peuvent choisir d’économiser de l’argent et remettre à plus tard un acte d’achat dans le but de satisfaire un désir plus éloigné dans le temps. Économiser de l’argent en limitant ou en reportant ses dépenses n’est donc pas à considérer comme un comportement problématique ni asocial et encore moins pathologique, tant que « l’économie » ne devient pas une finalité.

Le continuum des comportements d’achat

D’après les spécialistes, les comportements d’achat peuvent être positionnés sur un continuum avec aux deux extrémités les « pathologies » liées à la consommation, à savoir : le syndrome de l’achat compulsif (oniomanie) et le refus maladif de dépenser (avarice). Ce sont des troubles du contrôle et de la personnalité bien connus en psychologie.



Figure 1 : Modèle de continuum des comportements d’achat (adapté de J. Adès, 2006)

Généralement, l’acheteur a un « comportement ordinaire » lorsqu’il est capable de garder le contrôle de ses achats. L’avare, de son côté, contrôle tout et n’achète rien même ce dont il a le plus besoin et l’acheteur compulsif, lui ne contrôle rien et achète tout, même ce dont il n’a pas besoin. L’un se bloque dans une rétention maladive (allant jusqu’à une restriction d’achat), l’autre au contraire se lâche dans une « incontinence » subite, irrépressible et sans limites.

Le marketing et les comportements d’achat des consommateurs

Il est important de souligner que certains individus vont être plus attentifs que d’autres aux messages publicitaires divulgués par les professionnels du marketing. Sur la figure 1, on distingue plusieurs comportements :

— Comportement « ordinaire » d’achat : l’individu garde ses facultés de contrôle (et de calcul) lesquelles lui évitent d’acheter « n’importe quoi » et/ou « n’importe comment ». Le besoin de se nourrir, de se vêtir, de se loger est inévitablement à l’origine de la plupart des achats. Les acheteurs sont néanmoins soumis à des désirs, des tentations et des sensations de manque avivés par le marketing omniprésent autour de la consommation. Selon Jean Adès (2006), l’acheteur « ordinaire » : « (…) ne peut être défini que comme réalisant ses achats, quels qu’ils soient, sous l’effet associé de ses besoins, de l’utilitaire, d’un désir suffisant de l’objet, d’une juste appréciation de ses moyens, sans lutte excessive contre la place naturelle de l’impulsion du coup de cœur, de la consolation, d’une utilisation équilibrée des propriétés symboliques de l’objet ». Le « comportement ordinaire » d’achat tend à se situer le long du continuum entre le comportement « économe » et « impulsif ». Etant donné que l’acheteur garde le contrôle de ses actes, l’omniprésence du marketing autour de lui peut créer un désir, pousser à l’achat, mais la dépense sera réfléchie et acceptée sans l’existence d’une grande tension psychique.

— En marketing, on parle « d’achat impulsif », comme d’un achat non planifié, non réfléchie par l’acheteur. L’achat suit immédiatement l’impulsion [3] et le consommateur ne désire pas mettre en œuvre une évaluation du bien-fondé de l’acte. Comme le dit Jean Adès « le sujet perçoit surtout une sensation de synchronie : impression d’être au bon endroit, au bon moment, que l’objet lui est destiné, qu’il est sien, qu’il faut s’en saisir ». Ce type d’acquisition est souvent provoqué, par une publicité sur le lieu de vente ou il y a le désir pressant de réaliser de bonnes affaires (promotions, soldes, arrivages limités, rotations rapides des collections, etc) ou encore grâce à un packaging original voire rare. Les variables situationnelles comme la pression du temps et de la foule peuvent réduire la capacité de « contrôle » de l’acheteur. Celui-ci dispose alors de moins de volonté pour résister à l’impulsion. Les soldes font par exemple peser la pression sur celui qui n’achète rien. Ils sont faits pour convaincre que vous perdez de l’argent en ne dépensant pas. Mais, au-delà des soldes (ou promotions), les professionnels du marketing ont mis au point plusieurs techniques de ventes qui réduisent le contrôle des acheteurs et favorisent le passage à l’acte d’achat, on peut citer par exemple le cas de la « vente flash » [4]. L’objectif de la « vente flash » est double : créer un sentiment d’urgence chez l’acheteur ainsi qu’une crainte de manquer la bonne affaire. Cette stratégie génère donc un stimulus à un moment précis lequel va déclencher une excitation que l’acheteur aura du mal à contenir et en règle générale, un sentiment de culpabilité post-achat plus ou moins léger peut survenir. Les ventes « flash » sont, par exemple, très utilisées dans le « e-commerce» : le site « EBay » ou encore « Amazon » proposent ainsi aux internautes des « daily deals », c’est-à-dire des promotions importantes sur plusieurs produits, et cela valables pour une seule journée. Sur certains sites Web, l’impulsivité dans l’achat est clairement encouragée, étant donné que l’acheteur n’a souvent que quelques minutes, voire quelques secondes pour se décider : le site « Papercut », une chaîne suédoise de distribution de produits culturels a mis en place une fonctionnalité (le « speedsale ») qui ne laisse que quatre secondes aux internautes pour saisir une offre promotionnelle. Si ce dernier n’achète pas dans l’instant, il manque l’offre et cela de manière irréversible.

— « L’achat compulsif » est une pathologie de la consommation survenant chez un individu qui ne peut se contrôler dans l’achat d’objets, le plus souvent en plusieurs exemplaires. L’objectif de l’acheteur ne consiste plus à réaliser une bonne affaire, mais à dépenser de l’argent (c’est le désir d’acquérir l’objet qui importe). Comme le souligne Jean Adès, « les achats pathologiques sont une addiction, au carrefour de l’impulsion et de la compulsion. Impulsion lors du geste initial, compulsion lorsque le manque pousse à reproduire un comportement malgré ses conséquences négatives ». L’achat est souvent sans grand lien avec le besoin réel ou l’utilité du produit acheté. Les produits achetés sont souvent stockés sans même être déballés. Au niveau psychologique, la « tension qui sous-tend la compulsion entraîne une perte du contrôle et les achats sont renouvelés pour tenter de maintenir un niveau suffisant de soulagement » (Fernández et al, 2004). L’individu achète pour la sensation de « bien-être » que génère le fait d’acheter, la dépense étant recherchée comme un « garant de pouvoir, de puissance et de valorisation narcissique » (Ades et Lejoyeux, 2002). L’individu compulsif semble rechercher dans l’achat une émotion positive pour « compenser » [5] une émotion négative, résultat d’une frustration qu’il n’arrive pas à canaliser. Cette manie peut être le symptôme d’une dépression latente : le déprimé compense le mal-être psychique qui l’accable par l’euphorie que lui procure l’achat du produit. Toutefois, l’achat compulsif est vraiment un faux ami de la dépression. L’objet, choisi en fonction de son pouvoir de consolation, est ainsi idéalisé dans un premier temps pour devenir, par la suite, source de déception, de désillusion et de culpabilité.

L’acheteur compulsif décrit par les psychiatres, est conscient des effets nuisibles, voire catastrophiques, de son comportement, pour lui comme pour les autres : surendettement, interdits bancaires, colère de ses proches, isolement, mythomanie, etc. Il est pleinement conscient de ses actes mais il ne peut tout simplement pas les contrôler.

Cette envie irrépressible d’acheter, s’apparente souvent à un besoin de drogue ou d’alcool. L’achat suscite une impression d’euphorie, comme dans les premiers temps d’une accoutumance à une drogue et on a ensuite tendance à augmenter la quantité, la fréquence ou encore la durée pour retrouver les premières sensations d’excitations (phénomène de tolérance).

L’acheteur compulsif doit faire face aux pressions de notre société de consommation : la publicité est omniprésente et les possibilités d’achat et techniques de ventes de plus en plus efficaces. Le  marketing peut encourager ce type de comportements pathologiques chez les individus. En effet, si l’on regarde attentivement, tout est mis en place pour ôter toute sensation de culpabilité chez l’acheteur. Les stratégies en vigueur pour activer la compulsion des acheteurs sont diverses et variées. Les slogans du type : « Achetez maintenant payer dans trois mois » ; « possibilité d’emprunter sans apport » ; achat de produits 100% remboursés ; paiement en « 3 fois sans frais », abondent dans les grandes surfaces ou sur les sites web. L’usage uniquement de la carte bancaire peut générer des comportements voire des croyances conduisant à vouloir dépenser davantage ou à accroitre la probabilité de dépenser de l’argent. La raison est assez simple : le paiement étant dématérialisé, il est donc moins culpabilisateur (cf. Ades et Lejoyeux, 2002). De plus, il est intéressant de noter que les avantages qu’offrent certaines cartes de paiement et de retrait peuvent être d’une efficacité redoutable : le « débit différé  » donne par exemple, l’illusion d’être plus riche à son détenteur et rend l’achat difficilement controlable pour un acheteur compulsif. La nouvelle fonctionnalité « sans contact » utilisant la technologie NFC (en anglais « Near Field Communication ») offre la possibilité d’acheter avec la carte bancaire sans même avoir à composer de code secret. Même si cela concerne des achats à faible montant, ce sont fréquemment des achats impulsifs ou compulsifs. Enfin, le paiement par carte bancaire sur Internet offre à l’acheteur une possibilité d’assouvir pleinement son besoin compulsif, en toute discrétion. Il y a fort à parier que la majeure partie des achats pathologiques se réalisent sur le « Web ».

L’acheteur « économe » va vouloir dépenser le moins possible, il va guetter « le bon coup », tout en recherchant si possible la qualité au meilleur prix. L’économe est un « calculateur », prudent, sa logique est limpide : « un sou est un sou ! ». Acheteur rationnel, il n’hésitera pas à peser le pour et le contre lors de chaque achat, à choisir l’option la plus profitable, la moins coûteuse, l’acte d’achat est soumis à une (très) grande réflexion. Aussi, pour faire des économies un acheteur a plusieurs options, par exemple : il peut envisager de fréquenter des magasins « discount », acheter des produits d’occasion (brocantes, etc), acheter prioritairement des articles en promotion ou soldés. Il peut aussi privilégier la location, n’acheter que ce qu’il juge indispensable, acheter des produits remboursables, utiliser des bons de réductions, pratiquer le troc, participer à des ventes aux enchères, etc. La société par le biais du marketing nous pousse à la consommation, mais n’hésite pas à suggérer au consommateur d’être plus économe. Il n’y a rien qu’à voir le succès des enseignes « discount », ou les produits dits de « premier prix » en France. Dans ces situations, l’acheteur a non seulement l’impression de faire des économies mais également d’avoir été plus intelligent (voire opportuniste) que les autres. Les spécialistes du marketing n’hésitent pas à communiquer ouvertement sur les éventuelles économies réalisables pour le client. Les stratégies de persuasion sont diverses et multiples, cela peut consister à proposer, des « offres de remboursement » aux acheteurs : c’est-à-dire offrir sur la présentation d’une preuve d’achat, une réduction différée sur le prix d’une marchandise ; à présenter l’économie réalisée directement à l’acheteur : par exemple, « profiter de l’offre X et économiser jusqu’à 120 euros sur l’année » (exposer l’économie de manière globale, cela donne l’impression à l’acheteur de « gagner » de l’argent) ;  à montrer par des publicités comparatives  que la marque ou l’enseigne est la moins chère du marché (par exemple, l’enseigne « Carrefour » a lancé ses premières publicités comparatives où elle matraque qu’elle est moins chère que ses concurrentes), etc. L’économie à faire peut se porter non plus sur le prix, mais la quantité dans l’offre de produits : la stratégie du « 3 pour 2 » est une technique qui consiste à proposer trois produits pour le prix de deux, quatre pour le prix de trois, etc. Ce procédé permet ainsi de vendre non pas un produit, mais au minimum deux. L’acheteur pense alors faire des économies, sans se rendre compte, sur l’instant, qu’il vient d’acheter plus de produits que nécessaire. On peut aussi citer une technique bien connue des consommateurs, mais devenue invisible dans l’univers de la vente, c’est la stratégie de « la reprise du produit ». Dans cette configuration, le consommateur rapporte son produit usagé et le distributeur/vendeur le lui rachète. C’est bien sûr une forme de rabais qui est motivant car le client a le sentiment que son produit possède encore une valeur, dont il sait tirer un bénéfice. C’est également pertinent dans l’ère du développement durable, puisque cela propage l’idée de recyclage et donc du consommateur « écologique ». Ce rachat est lié au renouvellement du produit. Les marques de biens de consommation coûteux (voitures, électroménagers, etc) utilisent cette technique de vente, mais cette stratégie tend à se développer pour d’autres biens. La marque « Apple » envisage, par exemple, de l’utiliser aux Etats-Unis pour « booster » les ventes de son nouvel « I-Phone ». Enfin, comment ne pas parler de ces outils créés par les professionnels du marketing sur Internet pour « capter » les acheteurs économes : c’est-à-dire les « comparateurs de prix» (« Kelkoo.fr », « idealo.fr », « prixmoinschers.com »). Ces « outils » Internet  n’ont qu’un seul et unique but, permettre à l’internaute de trouver le vendeur proposant le prix le moins élevé pour un produit ou service. Ces outils ciblent clairement les clients économes ou soucieux de dépenser le moins possible. Certaines enseignes de grande distribution alimentaire ont ainsi pris de l’avance sur leurs concurrents en proposant à leur clientèle leur propre comparateur de prix en ligne, comme « E.Leclerc » avec son site « quiestlemoinscher.com ».

Paradoxalement, les bons de réduction, les soldes ou/et les promotions peuvent à la fois motiver l’acheteur impulsif mais aussi l’acheteur économe. L’un va profiter de l’opportunité qui s’offre à lui pour se « faire plaisir », l’autre va saisir l’occasion pour diminuer ses dépenses. L’économie réalisée est fréquemment utilisée pour éviter des ennuis financiers (renflouer un découvert, éviter un surendettement, etc.) ou tout simplement, pour effectuer un achat couteux et plus éloigné dans le temps. Comme le dit Patrick Traube, « il faut faire la différence entre les économes ou les prévoyants qui ont des raisons objectives d’accumuler. Soit parce qu’ils ont de petits revenus, soit parce qu’ils ont vécu une période difficile sur le plan financier et veulent garder un bas de laine pour les coups durs, soit encore parce qu’ils ont été éduqués dans le respect de l’argent. Mais cette dernière situation peut mener à une forme mineure d’avarice. L’avare, lui, accumule pour sa jouissance ; c’est une pulsion qui ne répond à aucune réalité objective. »

Les comportements « avaricieux »

L’avarice est une maladie psychique qui prend la forme d’une dépendance à l’argent. Elle est parfois aussi gênante que le besoin de dépenser en permanence. Elle ne permet pas à l’individu de « jouir » de son argent, et fait préférer l’épargne au comportement d’achat hédoniste. Les avares sont, en quelque sorte, des « esclaves » de l’argent ; l’argent accumulé devient une manière de « compenser » un manque d’estime et d’amour de soi. C’est ce que veut signifier Alain Houziaux lorsqu’il écrit : « l’avarice est une forme de compensation narcissique par rapport au malheur d’être ce que l’on est et au sentiment de se sentir méprisé ». L’avare ne dépense rien, il retient tout, il est au-delà de la « rétention », il est dans la restriction. Selon Jean Adès (2006) : « Les satisfactions psychologiques de l’économie relèvent de la jouissance du contrôle, de la maitrise, de traits que Freud attribuait au caractère sadique-anal, lié selon lui à des fixations excessives au stade anal du développement libidinal de l’enfant ». Pour être plus précis, comme l’explique Patrick Traube, « l’avare s’est focalisé sur le stade anal de son développement mental : ‘‘fantasmatiquement’’, dans son imaginaire, sans en être conscient, il a l’impression que s’il relâche ce contrôle, il va devenir ‘‘incontinent’’, il va se vider de sa substance, il va se perdre ». Cette envie irrationnelle d’argent, correspond à une rage libidinale de tout garder et de ne rien dépenser. Toutefois, gardons-nous de croire que l’avare ne retire aucun plaisir de son comportement. Comme le souligne Alain Houziaux, « l’avarice est une jouissance, c’est la jouissance de posséder de l’argent » qui remplace la jouissance de dépenser. L’avare ne profite certes ni du fruit, ni de l’usufruit de son argent, mais profite de la jouissance générée par le fait de posséder de l’argent, d’accumuler de l’argent et surtout de ne pas « laisser sortir » de l’argent.

Pour les professionnels du marketing et de la publicité, on pourrait aisément dire « qu’au royaume de l’économie, l’avare est roi !». Depuis la crise, les mots « avarice », « pingrerie », « radinerie » ne sont plus perçus comme des tabous, tout au contraire, ce sont devenus des arguments de ventes. Les publicitaires poussent ainsi à l’épargne avec des produits spécifiques : placement sans risque, « Livret A », Plan d’Epargne Logement, Plan Epargne Retraite, etc. Et tous les arguments sont bons pour épargner. Les slogans comme « votre épargne vaut de l’or », « placer votre argent chez nous en toute sécurité, sans risque », ou encore « préparez l’avenir», « envie que votre épargne fasse des petits ? » sont des messages qui stimulent la thésaurisation et encouragent les comportements de «restriction». L’impôt est également une raison véhiculée par les marketers pour pousser les individus à épargner. En effet, l’avare n’aime pas dépenser, par conséquent il va chercher comment « alléger » au mieux sa fiscalité. Il va donc s’informer, se former ou encore, en dernier ressort, faire appel à des conseillers bancaires spécialisés dans ces questions qui vont lui proposer des solutions pour bénéficier des meilleures opportunités fiscales. C’est le cas par exemple des investissements « TEPA » qui attirent plus les individus intéressées par les réductions fiscales que par l’investissement proprement dit dans les « startups ». Il est donc manifeste que le marketing « surfe » sur la vague de la crise et les marques, étonnamment, n’hésitent plus à promouvoir directement « l’avarice » pour accroître leurs ventes  : c’est le cas du site internet d’achat et de vente en ligne « PriceMinister.com » avec sa campagne « devenez radin ! » ou encore le site « radins.com » spécifiquement consacré comme son nom l’indique aux économes et avares.

La peur du « manque »

On peut expliquer l’avarice, par le fait qu’une personne a dû vivre modestement durant une certaine période de sa vie. En effet, ceux qui ont eu des parents endettés, poursuivis par les huissiers, ceux qui ont connu les privations durant l’enfance, voire la pauvreté auront davantage tendance à « capitaliser » à l’âge adulte pour éviter de revivre un tant soit peu le « traumatisme » du manque et de l’insécurité d’antan. L’accumulation de l’argent les rassure et leur donne l’impression d’être protégé, immunisé contre la misère, contre un avenir qu’ils jugent incertain. Cependant, c’est un cercle vicieux : l’avare ne sera jamais satisfait de ce qu’il possède et désirera toujours plus d’argent.

La peur de la « mort »

Les pensées d’un avare sont couramment envahies de fausses croyances, de distorsions cognitives, de dramatisations et de conclusions hâtives. Comme le dit Alain Houziaux, « il y a incontestablement dans la thésaurisation une forme de quête d’immortalité ». En effet, dans la pensée collective, la fortune est souvent associée de manière symbolique au pouvoir, à la domination, au fantasme d’omnipotence (l’argent est le remède à tout et protège de tout). Ce qui explique d’ailleurs que les conduites avaricieuses se développent de plus en plus avec l’âge, comme si l’argent accumulé pouvait exorciser leur détenteur de la mort. Le marketing profite d’ailleurs de cette croyance pour véhiculer des messages prônant le pouvoir de l’argent, la sensation de toute puissance. Qui ne se rappelle pas de la fameuse campagne de la française des jeux avec ce gagnant au Loto national qui se permet de quitter son entreprise de manière éclatante, déguisé en canard et ponctué d’un « au revoir, président ! ». Le fantasme d’omnipotence généré par l’argent est un terreau fertile pour les professionnels de la publicité.

Avarice, une pulsion de mort ?

L’avare comme le souligne Alain Houziaux, prétend être animé par une pulsion de vie (accumuler de l’argent ou pouvoir en jouir ultérieurement), mais, en fait, cette pulsion de vie, par le fait même qu’elle n’est en réalité que fictive et n’est rien d’autre qu’un prétexte, qu’une illusion. Car la pulsion de vie se renverse en pulsion vers un objet sans vie (l’argent) auquel l’avare finit par s’identifier et finalement : « la pulsion de vie se gangrène en pulsion de mort ». Il préfère se contenter du strict minimum que ce soit au niveau alimentaire, vestimentaire ou encore du logement… simplement pour « amasser » davantage d’argent. Certains psychiatres assimilent ainsi l’avarice à une véritable dépendance. L’argent devient le produit dont on ne peut se passer, au même titre que la drogue pour les toxicomanes, un produit unique qui vient combler un manque affectif insatiable et une certaine angoisse de « vide intérieur ». Les avares sont finalement des « drogués » de l’épargne et comme toute drogue, cela affecte leur santé. En effet, non seulement l’avare a tendance à mal se nourrir lorsqu’il est isolé, mais ce dernier peut considérer une consultation médicale, l’achat de médicaments ou une hospitalisation comme une perte d’argent. Comme l’indique Patrick Traube, « tant que je retiens l’argent, je me sens plein, consistant », pense l’avare. Toute idée de dépenser de l’argent est dès lors vécue comme une menace pour son intégrité physique ». Par conséquent, il ne supportera pas l’idée de donner son argent à autrui et même à un médecin ou un établissement de santé.

En conclusion, la publicité et le marketing en général, créent une pression permanente dont le message suggère qu’il est impossible de vivre sans avoir tel ou tel comportement, tel ou tel produit, telle ou telle marque ou tel ou tel service. Sans compter que ces messages sont souvent contradictoires et paradoxaux : d’un côté, nous sommes invités à épargner coûte que coûte, à économiser pour notre avenir et ceux de nos enfants ; et de l’autre, à profiter des soldes, des promotions diverses, sans oublier de tenter notre chance le jour où le « Loto national » offre une super cagnotte. Au final, qu’est-ce qu’un comportement « normal » d’achat ? Cela pourrait consister, comme le dit précautionneusement William Lowenstein, à « (…) satisfaire un besoin en dépensant utile et s’accorder de temps à autre un plaisir, un luxe qui va au-delà de la stricte nécessité ».

Références

1. Effet perceptif de renforcement produit par l’opposition entre des personnes, des choses ou des situations qui sont présentées simultanément ou successivement, ayant pour conséquence de faire ressortir les différences, voire les oppositions et les contraires.
2. Stratégie publicitaire prônant la rupture inventée par Jean-Marie Dru en 1996. Son objectif est de différencier la marque et/ou le produit grâce à l’originalité de la communication publicitaire.
3. En psychologie, « l’impulsion » est une tendance à l’action irréfléchie et mal contrôlée par la volonté.
4. Une « vente flash » est une vente promotionnelle dont les conditions tarifaires sont limitées dans le temps.
5. La compensation vise, dans la plupart des cas, à rétablir un équilibre psychique normal et agit comme une sorte de régulation autonome du système psychique.

Références bibliographiques

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FERNÁNDEZ, L. ; BONNET, A. et LOONIS, E. (2004) : « Quelles sont les nouvelles formes d’addiction ?. Proteste, 100, p. 10-11.
FREUD, S.(1923) : « Pour introduire le narcissisme. Le moi et le ça » (Œuvres Complètes, PUF, Tome XVI).
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SILLAMY, N. (2003) : Dictionnaire de psychologie. Éditions Larousse, coll. in extenso.
TRAUBE, P. (2003) : Péchés capitaux, péchés capiteux. Ed. L’Harmattan, 2003.
ZAGURY, D. (1998) : « Modèles de normalité et psychopathologie ». L’Harmattan, coll. Psychanalyse et civilisations, p. 106.

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* Romain Cally. Docteur en sciences de gestion, spécialité psychologie du consommateur (marketing).
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